Mythologie de marché

CoureursLe métier de gestionnaire de marketing est de plus en plus difficile. Les consommateurs sont plus informés, plus connectés, et donc plus difficiles à berner que jamais. Il faut donc raffiner les techniques. Voici un exemple.

Jusqu’à récemment, les chaussures de course se devaient d’avoir un talon qui amortit le choc lorsque l’on dépose le pied par terre. Ce n’est plus le cas. La tendance serait aux chaussures de sport « minimalistes ». L’incroyable avancée technologique a consisté à supprimer l’amortissement du talon de la chaussure. Alors, comment faire gober cela au consommateur?

Il faut élaborer une mythologie de marché (1). Pour que cela fonctionne, il faut convaincre des leaders d’opinion : des journalistes et, dans ce cas, des sportifs de haut niveau, des responsables d’association sportive et, idéalement, des membres de la communauté scientifique. Lorsque cela fonctionne, lesdits leaders d’opinion reprennent le discours et lui donnent de la résonnance. En comparaison, la publicité est une technique de marketing rudimentaire.

Voici donc ce que l’on peut lire dans l’édition de mars 2012 de la revue Espaces (2) :

Christopher McDougall, journaliste curieux et coureur blessé, enquête sur son mal de pied auprès des Indiens Tarahumara, une tribu mexicaine aux légendaires coureurs de longue distance. De cette quête naît en 2009 le livre Born to Run, dans lequel une étude étonnante révèle que les humains devraient leur survie dans l’évolution à leurs aptitudes pour la course de longue distance. Selon cette étude de Daniel Lieberman, docteur honorifique du département de biologie humaine évolutive de l’Université de Harvard, le corps humain est fait pour courir : la foulée est naturelle et le pied est souple et musclé, avec une densité osseuse saine afin de bien répondre au stress de la course. Mais les traditionnels souliers de course « artificialisent » la foulée et fragilisent le pied, exacerbant le risque de blessures.

La première partie de l’argument s’adresse à nos sentiments d’Occidentaux englués dans la modernité. Comme nous avons l’impression de nous éloigner toujours un peu plus de nos racines, nous sommes séduits par ce qui est authentique. Une tribu autochtone fera l’affaire.

Cependant, puisque nous sommes effectivement pervertis par la modernité, une dose de rationnel est nécessaire. C’est là qu’entre en scène un grand chercheur. Selon l’article, Daniel Lieberman est docteur honorifique en biologie humaine évolutive. Or, un doctorat honorifique est une distinction, et n’atteste d’aucune formation ou compétence. En réalité, ce chercheur est titulaire d’un doctorat en anthropologie (3). Il faut dire que les sciences humaines, ça ne fait pas très sérieux; le vernis scientifique se doit d’être épais.

Finalement, le comble : les traditionnels souliers de course exacerbent le risque de blessures. Donc, l’amortissement au talon, qui nous a été vendu pendant des décennies comme une protection contre les blessures, ne serait pas seulement inutile, mais dangereux?

Ceux qui ont élaboré cette mythologie des chaussures de course minimalistes savent que le consommateur n’aime pas être pris pour un imbécile. Alors il faut tenter de résoudre la contradiction entre l’innovation des années 1970 (ajout d’amortissement) et l’innovation des années 2010 (suppression de l’amortissement).

Voici ce que l’on peut lire dans le même article : « […] tantôt protéger le pied des actions du coureur, tantôt protéger le coureur des caractéristiques du soulier. Le dénominateur commun : la protection. À vous de voir si vous devez protéger vos pieds des souliers ou de votre technique de course! »

Les bonnes vieilles techniques sont toujours utiles. Par exemple, noyer le poisson.

(1) Thompson, Craig J. (2004), « Marketplace Mythology and Discourses of Power, » Journal of Consumer Research, 31 (1), 162-80. doi: 10.1086/383432
(2) http://www.espaces.ca/categorie/conseils/entrainement/article/983-course-minimaliste-mode-ou-revolution
(3) http://www.fas.harvard.edu/~skeleton/pdfs/DELCV_Aug2012.pdf

Photo: Christophe Morisset [CC BY-NC-SA 2.0], via flickr

2 réflexions sur “Mythologie de marché

  1. Vraiment intéressant Damien.J’attend la suite et surtout ton prochain article sur les vieux amateurs de Apple qui songent à délaisser la pomme pour un produit plus… moins…bref quelle est l’option au juste? Eric Jean

  2. Super, matière à réflexion. En tant que joggeuse et physiothérapeute qui se questionnait sur la venue de ces nouvelles chaussures, et bien cette façon d’analyser les éléments cachés de la publicité, c’est vraiment intéressant. Je continue à vous suivre, trop peu de gens connaisse les effets pervers de la consommation, votre blogue est une vraie bonne idée, ça amène un regard plus critique.

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