Il n’est pas nécessaire d’avoir réfléchi bien longtemps, ni d’être foncièrement gauchiste, pour comprendre que le bien-être des uns se fait aux dépens de celui des autres. Il n’est pas non plus nécessaire de faire une étude scientifique pour pouvoir affirmer que les 1115 victimes (1) de l’effondrement d’un immeuble abritant des ateliers de confection textile au Bangladesh n’ont pas créé une ruée sur les vêtements made in a rich country.
Comment est-il possible, de nos jours, de continuer à jouir des délices de la consommation, sans que notre plaisir ne soit gâché par la conscience de ses effets négatifs?
On peut répondre à cette question grâce au concept de fétichisme de la marchandise. Selon Karl Marx, dans le système capitaliste, l’objet en vente n’a aucun lien avec son contexte de production. Il a une vie propre et possède des propriétés magiques conférées par le marché. Autrement dit, une fois sur le marché, l’objet devient fétiche.
Cependant, au 21e siècle, il est de plus en plus difficile de faire comme si nous n’étions pas au courant des conditions de production des objets que nous consommons.
Parmi les stratégies psychologiques possibles pour faire face à la situation, au moins une peut être redoutablement efficace. Il s’agit simplement d’attribuer la responsabilité aux pouvoirs publics. Si un mode de production est nocif pour l’environnement ou la santé, il devrait être interdit. Si les salaires sont bas, qu’ils soient relevés. Que les autres pays s’organisent.
Mais cette façon de penser entre en contradiction avec l’opinion répandue selon laquelle un acte d’achat équivaut à un vote. En outre, un sentiment de culpabilité ne peut être complètement mis en échec par un raisonnement rationnel.
Alors, pour tenter d’expliquer notre ignorance volontaire de l’immoralité de nos achats quotidiens, deux chercheurs anglais (2) ont développé une idée provocante. Nous ne consommons pas en dépit des effets négatifs, mais en raison de ces effets négatifs. Notre consommation satisfait notre narcissisme, l’amour de soi aux dépens des autres.
En fait, nous ne nous délectons pas consciemment du fait que ce que nous achetons a été produit par d’autres dans des conditions déplorables. C’est plutôt le délicieux sentiment de nous sentir supérieurs qui nous anime. Ou, plus précisément, celui d’avoir été choisis par le destin pour mener une belle vie.
Néanmoins, l’explication narcissique ne rend pas caduque l’argument fétichiste. Le deuxième soutient le premier. Notre narcissisme est camouflé par la fétichisation de la marchandise. Or, la fétichisation de la marchandise est un mécanisme social. Elle constitue un fondement de la société de consommation. Désapprouvé ailleurs, le narcissisme est permis dans la consommation. Mieux, il est encouragé.
Il faut bien soutenir la croissance économique…
(1) « Le bilan de l’effondrement au Bangladesh passe à 1115 morts, » Le Devoir, 11 mai 2013.
(2) Cluley, Robert et Stephen Dunne (2012), « From Commodity Fetishism to Commodity Narcissism, » Marketing Theory, 12 (3), 251-65. doi: 10.1177/1470593112451395
Photo: Bengt Oberger [CC-BY-3.0], via Wikimedia Commons