Régime néolibéral

VentreFaire un régime commercialement orchestré (Minçavi, Weight Watchers ou autre) est peut-être l’acte de soumission volontaire aux exigences de la société de consommation le plus remarquable . Dans notre culture consommateuriste, on se sent libre de consommer, mais, si on ne consomme pas de la bonne façon, on est puni. Être libre d’avoir l’air en bonne santé ou non implique que le jugement moral des autres sera impitoyable.

Pour que l’économie aille bien, il faut que les consommateurs n’aillent pas bien. Qui connaît une femme complètement satisfaite de son corps? Ce ne serait pas une bonne consommatrice. Le truc est simplissime et fonctionne à merveille : on vend de la malbouffe d’un côté, et on vend des « programmes santé » (euphémisme pour régime) de l’autre. L’industrie du régime se nourrit de malbouffe.

Mais comment arriver à discipliner le corps des personnes qui chérissent leur liberté? Par l’idée typiquement néolibérale que notre bien-être dépend de nos choix dans le marché. Ne pas faire de bons choix est un faute personnelle, un péché puni ici et maintenant par une stigmatisation et un rejet social plus ou moins subtil. C’est beaucoup plus efficace pour contrôler les gens que d’invoquer l’enfer après la vie sur terre.

Il y a au moins trois types de techniques pour contrôler subtilement des individus qui se pensent libres. Elles ont été mises en évidence dans une étude sur un programme commercial de perte de poids (1).

Première technique : faire prendre conscience aux participants au programme de leur liberté, c’est-à-dire aussi de leur responsabilité dans l’inadéquation entre leur corps et la norme sociale actuelle. De cela naît l’obligation morale de faire quelque chose. L’idée est que l’on peut toujours s’améliorer, se bâtir une meilleure vie, et que cela dépend essentiellement de nos choix.

Deuxième technique : inciter les participants à se mesurer eux-mêmes, et donc implicitement à se mesurer aux autres. Tour de taille, de bras ou de cuisse, et bien sûr poids sont dévoilés aux autres par voie de messages déposés régulièrement sur le site Internet de la compagnie. Il s’agit clairement d’une pratique de confession, où l’écart de conduite est accueilli avec bienveillance, dans la mesure où il y a acte de contrition.

Troisième technique : inspirer le changement de comportement. Plutôt qu’un expert qui donne la méthode à suivre, c’est la description détaillée de l’expérience des autres qui inspire à chacun ses propres trucs pour endurer les inconvénients d’un régime. Chacun peut, et doit, trouver des solutions créatives qui lui correspondent, un impératif dans un régime néolibéral.

Un truc courant est de se récompenser de l’atteinte d’objectifs par une séance de magasinage, de vêtements notamment. Ce régime de contrôle tend à remplacer une mauvaise façon de consommer par une bonne, et non la consommation par une autre activité.

En définitive, on veut être libre de consommer mais, comme on ne sait pas comment bien faire, on s’en remet au marché. Comme celui-ci ne nous confère pas simplement un statut, mais un mode de vie, il se rend indispensable. Dans la logique néolibérale de la société de consommation, l’accomplissement d’une personne dépend beaucoup de ses choix de consommation.

La beauté de la chose, c’est que l’on se soumet librement à cette logique. On est libre de consommer ce que l’on attend de nous.

(1) Yngfalk, Carl et Anna Fyrberg Yngfalk. 2015. « Creating the Cautious Consumer: Marketing Managerialism and Bio-power in Health Consumption ». Journal of Macromarketing, vol. 35, no 4, p. 435-447. doi : 10.1177/0276146715571459

Photo : Robert McDonald [CC BY 2.0] via flickr

Imperfection féminine

Perfection

[…] avoir du style, ce n’est pas suivre la mode. C’est s’habiller pour mettre en valeur ce que vous aimez et cacher ce que vous détestez de votre corps. (1) What not to Wear – The Rules

L’idée de base de l’émission de téléréalité What not to Wear, et de plusieurs livres associés, est que les caractéristiques du corps de chaque femme déterminent ce qu’elle devrait porter, et non la mode (2). Il est vrai que suivre la mode, qui consiste à se laisser dicter à chaque saison quoi porter, est une habitude bizarre.

Voilà une idée pleine de bon sens, rebelle, libératrice!

Eh bien non! Non seulement cette idée pousse les femmes à analyser leur corps de manière critique, mais les bonzes de cette pseudo-rébellion n’ont aucune gêne à indiquer ce que chacune peut porter, et surtout ne pas porter.

Dans cette logique, s’il est inapproprié de suivre aveuglément la mode, il est aussi immoral d’être indifférent au style vestimentaire, puisque l’apparence reflète les valeurs morales d’une personne. L’anxiété créée par l’étroitesse de la zone de bon goût peut être diminuée en consommant les livres de psycho pop dédiés, ou l’émission de téléréalité éducative What not to Wear elle-même.

Mais comment arrive-t-on à piéger idéologiquement des femmes qui se pensent libres? Trois techniques de gouvernementalité (3), c’est-à-dire, très grossièrement, de manipulation, sont employées : la normalisation, la confession et la responsabilisation.

Premièrement, les gourous du bon goût édictent des normes auxquelles se conformer. Comme les règles sont d’abord organisées par parties du corps, et rationnellement justifiées, elles paraissent avoir une crédibilité presque scientifique. Une de ces règles absolues est que les femmes avec des chevilles et des mollets larges ne devraient jamais porter de pantalon capri. Pour elles, capri, c’est fini.

De plus, les femmes doivent scruter leur corps pour savoir à quelle catégorie de silhouette elles appartiennent : pomme, poire, vase, cloche, etc. Par exemple, les femmes dans la catégorie « brique » ne doivent « jamais porter de vestes droites, de manteaux croisés, de mini-jupes ». Si j’ai bien compris, il ne faut pas ajouter de forme rectangulaire à un corps rectangulaire. Pas d’another brick in the wall.

Deuxièmement, les femmes doivent avouer leurs imperfections, au moins à elle-même, et à la Terre entière si elles veulent faire partie de l’émission What not to Wear. La confession constitue un passage obligé pour devenir un être moralement supérieur.

Troisièmement, les femmes doivent se responsabiliser. C’est facile de les pousser dans cette direction, puisque toutes celles qui ont été élevées dans une société de consommation sont persuadées d’être libres. Or, un individu libre a le pouvoir de choisir. Donc, ne pas être élégante ne peut être attribué à des causes externes. C’est inexcusable :

Vous dites à ceux qui remettent en question votre apparence […] : « Mes enfants ont besoin de moi… » Ce n’est pas de leur faute si vous avez l’air d’une bouteille d’assouplissant de marque maison. (1) What your clothes say about you

L’idéologie disséminée par What not to Wear et les livres associés fonctionne comme une religion : énoncer les choses à faire et à ne pas faire, pousser à la confession et culpabiliser. La recette fonctionne depuis des siècles…

D’ailleurs, un des livres de référence s’intitule The Body Shape Bible.

Pouvoir choisir (suivre la mode ou s’habiller en fonction de sa silhouette) n’est pas synonyme de libération. Se libérer d’une idée oppressante (la mode) n’équivaut pas à se libérer tout court.

Mais veut-on être plus libre?

« Obey your master / Your life burns faster » (Hetfield, Ulrich, Burton, Hammett)

(1) Traduction libre.

(2) Mikkonen, Ilona, Handan Vicdan et Annu Markkula (2014), « What not to wear? Oppositional ideology, fashion, and governmentality in wardrobe self-help », Consumption Markets & Culture, 17 (3), 254-273. doi: 10.1080/10253866.2013.778174

(3) Terme créé par Michel Foucault ; pour en savoir plus, voir, par exemple l’article de Wikipédia ou l’article en référence de ce billet de mon blogue.

Photo : Tigist Sapphire [CC BY-SA 2.0] via flickr

Grossesse ostentatoire

EnceinteLes femmes enceintes ne sont plus obligées de ressembler à des sacs de patates. Bien. Mais elles peuvent de moins en moins ressembler à des sacs de patates. Alors, s’agit-il d’un progrès pour les femmes ou d’une aubaine pour l’industrie de la mode? Les données d’une étude scientifique récente basée sur des entrevues en profondeur auprès de 15 femmes en fin de première grossesse (1) offre quelques éléments de réponse.

Certes, la tendance à la « glamourisation » de la grossesse permet aux femmes de s’affranchir de l’image asexuée de la femme enceinte, d’avoir davantage de liberté vestimentaire et de ne pas être confinée à la discrétion. Mais le possible n’est pas le réel. En réalité, s’habiller durant la grossesse devient davantage compliqué, frustrant, voire embarrassant.

Premièrement, la tâche est compliquée parce que la structure du marché est inadéquate. Les beaux vêtements de maternité sont coûteux et difficiles à trouver, et l’offre demeure peu variée. Il est impossible pour chacune de trouver son style. Par exemple, l’une des participantes de l’étude n’a pas envie d’être « cute » ; une autre cherche des vêtements pour aller travailler, pas pour courir dans un champ de fleurs. En fait, le marché continue de reproduire la norme traditionnelle, la version asexuée, voire infantilisée, de la féminité lors de la grossesse.

Expertes dans l’art de gérer les impressions sur les autres, les femmes interrogées souhaitent en même temps assurer une continuité identitaire (être toujours la même personne) et afficher clairement leur statut de femme enceinte, pour ne pas donner l’impression d’avoir du surpoids. Or, le marché permet de répondre à la deuxième préoccupation, mais pas à la première.

Deuxièmement, s’habiller durant la grossesse est frustrant, car les femmes s’imposent d’être économes, en raison de la faible durée d’utilisation des vêtements. Les stratégies vont de l’utilisation de vêtements d’occasion à ceux du conjoint, en passant par l’achat chez des détaillants de masse comme Walmart. Tout cela constitue un changement radical des habitudes des femmes de classe moyenne et moyenne-supérieure interrogées.

Une des sources de frustration réside dans le fait que les femmes interrogées ont précédemment développé une expertise pour concilier leurs goûts personnels, les exigences de chacun de leurs rôles dans la société, leur désir de liberté et leur budget, lors de l’achat de vêtements. Or, au fur et à mesure que le corps se transforme, cette expertise devient de moins en moins applicable. Et celles qui réussissent le tour de force de conserver leur style vestimentaire durant la grossesse se trouvent confrontées au paradoxe que l’attention des autres se trouve attirée davantage vers leur statut de femme enceinte que vers les vêtements qui les enveloppent. La tâche se révèle plus ardue, mais l’impact moindre.

Troisièmement, s’habiller durant la grossesse est embarrassant pour certaines, puisque la discrétion devient moins souhaitable. La grossesse peut être vue comme la seule preuve tangible de l’activité sexuelle, et ainsi l’ultime affirmation du statut de femme à part entière. Pour certaines, pouvoir mettre cela en évidence est un élément d’émancipation. Pour d’autres, devoir mettre cela en évidence est une cause d’embarras. La grossesse ostentatoire n’est pas synonyme de liberté.

Le progrès se définit comme un changement vers quelque chose de mieux, ce qui implique un jugement de valeur. Il est indiscutable que le progrès a un prix, mais le coût pour chacune est bien différent. Le progrès pour certaines est une régression pour d’autres. Contrairement aux femmes, l’industrie de la mode ressort 100 % gagnante. La grossesse est de moins en moins une excuse pour ne pas être bien habillée.

Il est difficile aujourd’hui d’être un consommateur libre, davantage d’être une consommatrice libre, et encore davantage d’être une consommatrice enceinte libre.

(1) Ogle, Jennifer Paff, Keila E. Tyner, et Sherry Schofield-Tomschin (2013), « The Role of Maternity Dress Consumption in Shaping the Self and Identity During the Liminal Transition of Pregnancy, » Journal of Consumer Culture, 13 (2), 119-139. doi: 10.1177/1469540513480161

Photo : MestreechCity [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr