Non contents de travailler de plus en plus d’heures pour gagner notre vie, voilà que nous travaillons sur nous-mêmes. Nous n’avons plus le choix. Il est devenu impératif d’utiliser notre temps discrétionnaire de manière productive, d’avoir une vie active et bien remplie. Et, surtout, restons positifs! Les difficultés de la vie doivent être vues comme des occasions d’apprendre. Il ne faut pas nous questionner sur les raisons de nos problèmes, mais sur notre Lire la suite
Archives de Catégorie: Capitalisme, néolibéralisme, etc.
Esclaves du capitalisme
Las de tenter de réduire leur empreinte écologique, certains consommateurs cherchent désormais à réduire leur empreinte… esclavagiste. Pour ce faire, ils peuvent compter sur le site Slaveryfootprint.org. Après une poussée d’adrénaline (« Quoi? Des esclaves travaillent pour moi? ») et de culpabilité, les visiteurs sont invités à prendre part à un sondage dont les résultats permettent de mesurer cette empreinte esclavagiste. L’objectif est de susciter une prise de conscience et un changement de comportement de consommation, afin d’éradiquer l’esclavage contemporain.
Cependant, l’enfer étant pavé de bonnes intentions, un tel site implique Lire la suite
Leçon de libre-échange
Qu’ont en commun Ronald Reagan, George Bush, Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama? Leur soutien indéfectible au libre-échange. Cela explique, en partie, la résilience de cette doctrine économique, dont les inconvénients sont assez évidents (pertes d’emplois, pression sur les salaires, inégalités renforcées, transport accru, etc.) et les avantages douteux (le monde serait-il vraiment pire autrement?). Force est de constater que le libre-échange ne peut se justifier avec des arguments strictement économiques. En fait, les présidents états-uniens justifient la doctrine économique libre-échangiste par une rhétorique qui s’appuie sur des arguments largement non économiques (1).
L’argument le plus lénifiant de ces puissants hommes est le suivant : le développement du libre-échange est inévitable et naturel. Il s’agit d’une conséquence de la mondialisation, laquelle est on ne peut plus inévitable. Qu’on s’en réjouisse ou non, il faut prendre acte des changements du monde et s’organiser en conséquence, sous peine de perdre au vaste jeu de l’économie mondialisée. Cet argument péremptoire a quelque chose de théologique : il y a une force supérieure, non humaine, qui décide et gouverne le monde.
Une autre série d’arguments, beaucoup plus pragmatiques, tournent autour de l’idée que les imperfections du libre-échange (droits des travailleurs, risques pour la santé, contrefaçon, etc.) ne sont pas systémiques. Les présidents états-uniens soulignent que le système de commerce mondial est déjà relativement équitable et sûr, et que les avantages dépassent les inconvénients. Ils font amende honorable en admettant que le système doit être amélioré, tout en laissant entendre que, moyennant de la volonté, tout cela pourrait être formidable dans un avenir proche.
Mais les arguments les plus paradoxaux sont d’ordre moral, une morale culturellement ancrée chez nos voisins du sud. D’abord, le libre-échange permet de trouver de nouveaux débouchés pour les produits états-uniens, d’accéder à de nouveaux consommateurs désireux de consommer de la même manière. Or, dans l’histoire de ce pays, l’expansion géographique vers l’ouest a été un moteur de développement. Comme elle a atteint la limite pacifique, on peut penser que les États-Uniens subliment leur désir expansionniste dans le colonialisme commercial, qui constitue pour eux, au-delà d’une simple nécessité économique, un devoir moral.
En outre, le libre-échange représente une occasion de montrer et renforcer la supériorité technologique et morale des États-Unis, un moyen d’exporter toujours davantage un mode de vie que le reste de la planète envie. Sous-jacent à ce type d’arguments, se trouve l’idée que la libre concurrence mondiale profite aux plus forts, par définition, et que les plus forts sont les États-Uniens (par volonté divine). L’impérialisme socioculturel n’est pas une coquetterie politique, mais un autre devoir moral des États-Uniens.
Le dernier type d’argument d’ordre moral, moins spécifique aux États-Unis, est que le libre-échange permet la liberté de choix sur le marché, la forme suprême de liberté dans un monde néolibéral. Un commerce mondial sans entrave est une corne d’abondance qui permet d’avoir accès à un éventail infini de produits à un prix défiant toute (libre) concurrence. Notons cependant qu’il s’agit d’une forme de liberté fragile puisqu’elle dépend notamment du nombre et de l’accessibilité des produits sur le marché.
En résumé, dans la bouche des présidents états-uniens, le libre-échange est naturel et inévitable, équitable et sûr, et moralement juste. Si ces arguments ont été efficaces pendant 35 ans, il demeure paradoxal d’avoir justifié une doctrine économique par des arguments théologiques, éthiques et moraux, alors que le marché est, par définition, amoral.
L’économie ne peut donc pas être tenue responsable de la résilience du libre-échange. Cette discipline fragile ne peut à elle seule diriger le monde, même si c’est peut-être son ambition. Ronald Reagan, George Bush, Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama l’avaient compris. Mais pas aussi bien que Donald Trump.
Photo : Vincent Desjardins [CC BY 2.0] via flickr
(1) Coskuner-Balli, Gokcen, et Gülnur Tumbat. 2017. « Performative structures, American exceptionalism, and the legitimation of free trade ». Marketing Theory, vol. 17, no 1, p. 31-50. doi : 10.1177/1470593116657919
Clientélisme à l’université
Aujourd’hui, l’université doit se soumette à une logique de marché, dans le but de mieux répondre aux besoins de la société. Cela implique de considérer les étudiants comme des consommateurs qui, pense-t-on, utiliseront leur pouvoir de choisir pour améliorer l’université et maximiser leurs apprentissages.
Au-delà d’un simple clientélisme, qui considère l’étudiant comme un client dont on doit s’empresser de satisfaire les demandes immédiates et explicites, c’est un véritable consommateurisme (1) qui s’installe à l’université. Au sens large, il s’agit d’une idéologie et d’un dispositif qui consiste à donner davantage de pouvoir au consommateur. Le consommateurisme s’est développé dans le domaine marchand, car on ne peut compter sur la bienveillance des producteurs privés de produits ou de services, pour qui le souci de satisfaction du client, purement instrumental, s’arrime difficilement à l’objectif de générer des profits.
Appliqué à l’université, le consommateurisme se traduit notamment par une offre accrue de choix de cursus, de spécialisations et de cours optionnels, pour que chaque étudiant puisse se concocter une formation à la carte qui répond à ses besoins du moment. Pour que son pouvoir de choisir soit effectif, on lui donne davantage d’information sur le contenu et l’objectif des cours, les méthodes pédagogiques, si ce n’est l’identité du professeur. Le dispositif consommateuriste comprend aussi des procédures de plainte institutionnalisées et des questionnaires de satisfaction.
Si ces mécanismes ont des effets positifs évidents, ils comportent aussi des risques (2), dont le manque de cohérence dans la formation, la dévalorisation des connaissances de base et la tentation de prendre le chemin le plus facile. Ils favorisent la fragmentation des études, par les programmes courts, les études à temps partiel, les cours de soir ou de fin de semaine. Plus fondamentalement, ils délestent l’université de sa responsabilité de guider l’étudiant dans son épanouissement intellectuel.
Si la tendance se maintient, on pourrait se retrouver dans la situation qui prévaut en Grande-Bretagne, en Australie et aux États-Unis, où la logique consommateuriste est tellement poussée que les résultats d’enquêtes de satisfaction des étudiants sont rendus publics. Cette pratique, qui n’a pas d’équivalent dans le secteur commercial, est censée donner du pouvoir aux étudiants-consommateurs, en mettant de la pression sur les universités pour qu’elles s’améliorent.
Mais, dans la réalité, les futurs étudiants ne prennent pas le temps d’aller voir ces données, au format peu digeste, et fondent leur décision sur la réputation des universités. Cette pratique consommateuriste n’a donc pas les effets bénéfiques escomptés pour les étudiants. Néanmoins, la publication de ces sondages conserve une fonction disciplinaire, puisqu’ils sont lus par les administrateurs et les universités concurrentes.
Plus fondamentalement, la publicisation des résultats d’enquêtes de satisfaction des étudiants est absurde parce que l’éducation supérieure n’est pas, aux yeux des étudiants, un produit comme les autres. C’est un bien positionnel, probablement davantage convoité pour sa valeur d’échange que pour sa valeur d’usage. Ainsi, on peut penser que les étudiants, surtout ceux des classes supérieures qui fréquentent les universités les plus réputées, surévaluent leur université, puisqu’ils ont conscience que cela pourrait avoir un impact sur la valeur symbolique de leur diplôme.
En réalité, l’éducation n’est pas un produit à s’approprier, mais un processus susceptible de transformer la vie des êtres humains. Alors, penser que l’enseignement universitaire est un service semblable aux autres, qui s’améliore par la discipline du marché, est le comble de l’aveuglement néolibéral.
Photo : Sandra Cohen-Rose et Colin Rose [CC BY 2.0] via flickr
(1) Selon l’Office québécois de la langue française, le terme consommateurisme est préférable à consumérisme, calque morphologique du terme anglais consumerism (www.granddictionnaire.com).
(2) Naidoo, Rajani, Avi Shankar et Ekant Veer. 2011. « The consumerist turn in higher education: Policy aspirations and outcomes ». Journal of Marketing Management, vol. 27, no 11-12, p. 1142-1162. doi : 10.1080/0267257X.2011.609135
Le sexe au secours du capitalisme
Jusqu’aux années 1930, le capitalisme industriel était basé sur l’exploitation éhontée de la classe ouvrière. Les capitalistes s’appropriaient presque tous les fruits du travail et, par-dessus le marché, se dégageaient du temps de loisir. Mais, après la crise de 1929, même le plus stupide des bourgeois a dû se rendre à l’évidence : le système était voué à l’effondrement, pour des raisons sociales aussi bien qu’économiques. Marx avait raison.
Cependant, le capitalisme a su s’adapter. Pour maintenir la paix sociale, les plus nantis se sont résolus à partager avec la populace non seulement les biens produits, mais aussi du temps (de loisir) dégagé par les gains de productivité. On peut appeler cette stratégie une rétrocession de jouissance (1).
Mais les capitalistes ne sont pas des imbéciles. Ils se sont organisés pour reprendre d’une main ce qu’ils donnaient de l’autre. Il suffisait d’envahir le temps libre rétrocédé… d’activités de consommation! On a donc créé une industrie du loisir (cinéma, musique populaire, tourisme, sport, parc d’attractions, bricolage, etc.).
En fait, c’est le « rêve américain » dans son ensemble qui est devenu synonyme d’occupation des temps libres par la consommation : l’automobile, le centre commercial, la maison de banlieue avec son gazon parfait, etc.
Ainsi, dans l’ancien capitalisme, seul le temps de travail des masses était productif pour le système. En revanche, dans le capitalisme 2.0, le temps libre rétrocédé aux travailleurs allait aussi devenir productif pour le système. La rétrocession de jouissance allait donc régler le plus gros problème économique du système capitaliste au 20e siècle : la surproduction.
Toutefois, puisque la capacité de production augmente plus vite que les désirs de consommation, il fallait stimuler ces désirs. C’est là que le sexe entre en scène.
À Pâques 1929, à New York, s’est déroulée une opération de relations publiques qui allait entrer dans l’histoire. Les médias avaient été avertis qu’un défilé aurait lieu sur la 5e Avenue et que de belles jeunes femmes allaient allumer des torches de la liberté. On s’attendait donc qu’elles incarnent des statues de la Liberté. Au lieu de cela, elles se sont mises à fumer.
En effet, les fabricants de cigarettes ne toléraient plus que la moitié de l’humanité, en l’occurrence les femmes, ne fume pas. À l’époque, seules les prostituées avaient ce privilège.
Mais, après tout, pourquoi toutes les femmes n’auraient pas le droit de fumer? L’idée, derrière cette opération de relations publiques, était d’associer le fait de fumer à l’émancipation des femmes. Mais d’où est venue cette idée et comment cela a-t-il pu fonctionner?
Il se trouve que le spécialiste des relations publiques qui a monté cette opération, un dénommé Edward Bernays, était le neveu de… Freud. Suivant les théories de son oncle, il est parti de l’idée que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir du mâle. Ainsi, pour les femmes, fumer pouvait aisément être confondu avec une appropriation du pouvoir masculin. Elles allaient enfin pouvoir dérober aux hommes leur petit phallus portatif.
Nous sommes, dès lors, entrés dans une « ère perverse-puritaine », où les produits de consommation sont devenus des moyens de sublimer ses pulsions sexuelles. Ainsi, le niveau de consommation stratosphérique aux États-Unis pourrait s’expliquer en partie par son puritanisme, avec ce qu’il implique de répression et donc de sublimation.
Presque n’importe quoi peut être vendu selon cette logique. On peut mettre une pin-up dans une position suggestive pour érotiser n’importe quel objet, par exemple un outil, que ce soit dans ce sens ou dans ce sens. C’est donc peut-être « la pin-up, avec sa cervelle de moineau, qui a sauvé le capitalisme ».
Marx doit se retourner dans sa tombe.
(1) Dufour, Dany-Robert. 2014. « Le tournant libidinal du capitalisme ». Revue du MAUSS, vol. 44, no 2, p. 27-46. Doi : 10.3917/rdm.044.0027
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Le fantasme de la consommation responsable
Pourquoi est-il si difficile de consommer de manière responsable? Parce que nous faisons la plupart de nos achats sur le pilote automatique? Ou bien, dans le fond, nous n’avons pas vraiment l’intention de consommer de manière responsable? Difficile de trancher. Mais, quelles que soient les raisons étudiées, la grande majorité des recherches sur le sujet en arrivent à proposer le même type de solution : sensibiliser, conscientiser, éduquer le consommateur.
L’idée même de consommation responsable, où les consommateurs sont en même temps la source et la solution principale des problèmes, est l’aboutissement logique de l’idéologie capitaliste libérale, habilement promue par le slogan Acheter, c’est voter. Dans cette vision des choses, les entreprises commerciales n’attendent que les demandes des consommateurs souverains pour se comporter de manière totalement responsable.
Persuadés d’être libres, nous croyons à cette rhétorique. Libres, donc responsables. Face aux désastres de la surconsommation, nous avons développé toute une série de stratégies pour profiter des délices de la société de consommation sans nous sentir trop coupables : déni, cynisme, narcissisme, mégalomanie, etc.
Tant et aussi longtemps que nous nous pensons libres et responsables, nous ne remettons pas en cause le système capitaliste libéral. Si les produits éthiques sont si peu accessibles ou trop chers, c’est parce que nous, vilains consommateurs égoïstes, nous n’en achetons pas assez. Si tout le monde s’y mettait, on trouverait des grille-pain équitables chez Walmart. Alors on croit que la consommation responsable, c’est possible.
Foutaises. Le système économique capitaliste libéral n’est pas conçu pour favoriser l’achat responsable, mais pour transformer l’égoïsme en altruisme. Depuis au moins Adam Smith, l’idée géniale de l’économie classique est que le marché transforme les intérêts égoïstes en bien-être collectif. La fameuse main invisible, celle qui ne donne jamais de fessée. Dans le monde magique du marché, acheter n’importe quoi, c’est bon pour l’économie. Pour participer au bien-être collectif, rien de plus simple : il suffit de rechercher le meilleur produit pour se faire plaisir, se valoriser, s’exprimer, montrer sa réussite, son bon goût, etc.
D’ailleurs, si tout le monde avait des motivations et un comportement altruiste, responsable ou éthique tout le temps, on n’aurait pas besoin de marché. On se prêterait des objets, on partagerait, on s’entraiderait, etc. L’argent serait un médium inutile.
Alors pourquoi ne consommons-nous pas de manière plus responsable? La vie sociale est régie par le principe de respect des êtres vivants et des choses, la coopération, la mise en veilleuse de nos pulsions égoïstes, etc. En revanche, dans la vie économique, les principes de la consommation sont l’hédonisme, l’auto-affirmation, la liberté, etc. Or, les intentions d’achat (responsable) se forment dans notre vie sociale, hors du marché. Mais lorsque l’on est sur le point de faire un achat, les considérations éthiques deviennent secondaires face aux considérations de qualité, de prix, de plaisir, de position sociale, de construction identitaire, etc. Les principes moraux qui guident nos actions dans la vie sociale ne sont pas les mêmes que dans la vie économique.
Cette contradiction fondamentale laisse penser que l’espoir de rendre les consommateurs responsables est un fantasme, un objet de réflexion et de recherche fétiche qui permet d’être dans le déni de l’insupportable réalité (1) : ce ne sont pas les acteurs du système (les consommateurs) qui sont responsables des désastres de la société de consommation, mais le système lui-même (le capitalisme libéral). Le problème n’est pas psychologique, il est systémique. Mais croire le contraire est moins dérangeant.
Malheureusement, savoir qu’un fantasme est un fantasme ne diminue en rien son pouvoir. Freud lui-même le reconnaissait.
(1) Carrington, M. J., Zwick, D., et Neville, B. (2016). The ideology of the ethical consumption gap. Marketing Theory, 16(1), 21-38. doi : 10.1177/1470593115595674
Photo : spazbot29 [CC BY-SA 2.0] via flickr
Acheter, c’est voter?
« Acheter, c’est voter. » Cette métaphore plaît autant aux tenants du libéralisme économique qu’aux gauchistes naïfs. L’idée sous-jacente est qu’acheter est un acte politique qui peut changer le monde.
Comme toute idée fausse, elle ne l’est pas complètement. Si tout le monde achetait des produits équitables, on vivrait dans un monde meilleur. On aurait éradiqué la pauvreté chez les paysans des pays du Sud et la culpabilité chez les consommateurs des pays du Nord.
Avec cette idée en tête, les consommateurs-citoyens ont l’impression de changer le monde en allant faire l’épicerie. Ainsi, ils ressentent moins le besoin de s’engager collectivement en politique.
Le néolibéralisme, ce n’est pas moins de politique et davantage de marché, c’est la politique par le marché. Dans cette vision, le marché est un lieu d’expression démocratique.
Comment en est-on arrivé à ce formidable consensus idéologique? C’est principalement par le travail intellectuel de certains économistes et par le développement des techniques d’études de marché (1).
En effet, dans la première moitié du 20e siècle, plusieurs éminents économistes ont souligné les similitudes entre le fonctionnement de la politique et celui des marchés. Schumpeter, en particulier, a montré que la politique est un marché où des politiciens se vendent à des électeurs. Donc voter, c’est acheter.
À partir de cette métaphore convaincante, il n’est pas difficile d’amener le bon peuple à penser qu’acheter, c’est voter. Ça prend juste un peu de malhonnêteté intellectuelle, en transposant une propriété mathématique au domaine de la rhétorique (si A = B alors B = A).
Ensuite, on peut laisser libre cours à l’enflure verbale pour arriver à l’idée que le client est roi, le consommateur souverain et le titulaire de la carte du Costco un dieu qui a droit de vie ou de mort sur les petits commerces.
Mais toute cette poutine intellectuelle ne peut expliquer à elle seule à quel point l’analogie marché/démocratie a profondément pénétré nos esprits. Le deuxième élément, crucial, est le développement des techniques d’études de marché (les sondages, les groupes de discussion, les panels de consommateurs, etc.), qui sont une preuve irréfutable que, contrairement aux politiciens, les marchands écoutent attentivement et répondent aux besoins de chacun.
En outre, des techniques mobilisées en provenance des vraies sciences (enregistrement électronique, traitement par ordinateur, méthodes statistiques avancées, etc.) finissent de convaincre que le marché a non seulement l’intention, mais les moyens de répondre parfaitement à nos moindres besoins, même ceux que l’on ignore.
Contrairement aux apparences, l’expression « acheter, c’est voter », ainsi que son corollaire, la consommation responsable, sont des idées profondément néolibérales parce qu’elles réduisent de nombreux problèmes de société à des problèmes de choix individuels sur le marché (endettement, obésité, dégradation environnementale…).
Les entreprises privées pellettent la responsabilité dans la cour du consommateur, qui est sommé de faire des achats responsables, c’est-à-dire bon pour lui, pour les autres et pour la planète.
Quelle hypocrisie! Ce n’est pas de consommation responsable que nous avons le plus besoin, mais de production responsable.
Photo : Daniel Lee [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr
(1) Schwarzkopf, Stefan. 2011. « The Consumer as ‘‘Voter,’’ ‘‘Judge,’’ and ‘‘Jury’’: Historical Origins and Political Consequences of a Marketing Myth ». Journal of Macromarketing, vol. 31, no 1, p. 8-18. doi : 10.1177/0276146710378168
La psychanalyse, alliée du libéralisme
Pourquoi continuons-nous à consommer comme des abrutis? C’est une des grandes questions de notre époque. Si ce n’était qu’un aveuglement volontaire, éclairer les gens pourrait suffire. Mais c’est plutôt un aveuglement involontaire, conséquence d’un processus sociopolitique qui a eu lieu tout au long du 20e siècle, appelé désenchâssement de l’économie (1).
Il s’agit du processus par lequel l’économie est devenue une activité sociale de plus en plus distincte des autres, comme la vie professionnelle, familiale, communautaire, religieuse, etc. En particulier, la consommation (une facette de l’économie), en devenant autonome, a pu s’affranchir des règles morales qui régissent les autres activités sociales.
Par exemple, la consommation est la seule institution sociale qui encourage le narcissisme. En fait, consommer n’est jamais immoral (contraire à la morale), mais toujours amoral (étranger à la morale).
La consommation est donc devenue un party perpétuel, où l’impression de liberté est grande. On ne se soucie que de son propre plaisir, sans penser aux conséquences.
Mais comment en est-on arrivé là? L’une des explications possibles est le développement des études de marché d’inspiration psychanalytique, qui ont connu leur heure de gloire dans les années 1950 et 1960 (2).
En effet, le but de ces études était de révéler les désirs et motivations inconscients des consommateurs, réprimés par les institutions sociales de l’époque. L’objectif ultime était, bien évidemment, de vendre davantage. Mais il fallait faire face à la résistance des consommateurs empêtrés dans la morale religieuse, répressive et inhibitrice.
Pour inciter les gens à jouir de la consommation sans entrave, un mot d’ordre devait être trouvé. Ce fut : « Faites-vous plaisir. » Sur ce point, le libéralisme économique, dont les études de marché sont un outil, a été en symbiose avec la contre-culture hippie des années 1960. Se vautrer dans la consommation est devenu synonyme de libération, d’affranchissement du joug de la religion et des valeurs bourgeoises d’autocontrôle et de discipline.
Consommer étant devenu synonyme de liberté, il n’est pas étonnant que l’on s’y accroche.
Par ailleurs, il est intéressant de constater qu’à cette époque, le débat public tournait autour de la question de savoir si on allait pouvoir manipuler les consommateurs grâce à la psychanalyse. Avec le recul, l’arrivée des concepts freudiens dans le monde marchand a surtout eu comme effet de promouvoir l’idée de la libération de l’individu par la consommation et, par conséquent, le libéralisme économique.
Ainsi, l’application d’une simple technique de marketing (les études de marché d’inspiration psychanalytique) a eu des effets politiques. En faisant le lien entre la psychanalyse et le marché, cette technique a contribué à la libéralisation des mœurs et de l’économie. Rien de moins.
L’un des enjeux politiques majeur du 21e siècle est le ré-enchâssement de l’économie dans la politique et le social. C’est la raison d’être d’organisations comme Greenpeace.
Tant que l’on sera sur le party, ivre de consommer, on ne pourra pas prendre de décisions intelligentes.
Les tenants du libéralisme économique le savent bien. Ils vont continuer à nous droguer à la consommation.
Photo : Nikita Kashner [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr
(1) On dit aussi « désencastrement » (disembedding en anglais). Le terme a été créé par Karl Polanyi dans les années 1940.
(2) Schwarzkopf, Stefan. 2015. « Mobilizing the depths of the market: Motivation research and the making of the disembedded consumer ». Marketing Theory, vol. 15, no 1, p. 39-57. doi : 10.1177/1470593114558531
Utilisateurs de Facebook de tous les pays, unissez-vous!
Le métier de professionnel de marketing consiste à créer de la valeur. Traditionnellement, on effectue des études de marché, qui permettent de concevoir un produit qui réponde au besoin des consommateurs, et on communique l’offre par divers moyens. Le consommateur-roi n’a plus qu’à faire son choix. En revanche, le professionnel de marketing est épuisé de faire tout le travail de création de valeur.
Une idée géniale, appelée cocréation de valeur, consiste à refiler une partie du travail de conception au consommateur, mais sans contrepartie pécuniaire. Bref, il s’agit d’exploiter le consommateur.
Par exemple, on est invité à personnaliser des chaussures de sport Nike ou à confectionner une peluche dans une boutique Univers Toutou.
Faire travailler le consommateur n’est certes pas une idée révolutionnaire. Une transaction bancaire ou une réservation en ligne transforme le consommateur en employé ponctuel du fournisseur de service. La cocréation de valeur implique cependant un travail qui n’est plus administratif, mais créatif de la part du consommateur. Le résultat est un produit personnalisé, ayant plus de valeur, pouvant donc être vendu plus cher.
Les économistes seront probablement d’accord sur ce point. La suite du raisonnement ne leur sera en revanche peut-être pas accessible.
Dans la cocréation, le consommateur-producteur est exploité des deux bords (1) : d’une part, il travaille sans être rémunéré et, d’autre part, il paye plus cher pour l’objet qu’il a partiellement conçu.
La compagnie Lego pousse la logique plus loin. Elle offre la possibilité de créer ses propres modèles et de les mettre en commun, et les meilleurs d’entre eux sont à l’origine de nouveaux modèles produits en série. Le créateur est reconnu, mais n’obtient aucune compensation financière. Ainsi, la coopération sociale est exploitée.
Le cas des réseaux sociaux est pire, puisque la valeur est générée presque exclusivement par les utilisateurs. D’un point de vue marxien, la conséquence est évidente : ces sites exproprient le travail intellectuel des masses.
Utilisateurs de Facebook de tous les pays, unissez-vous!
(1) Zwick, Detlev, Samuel K. Bonsu et Aron Darmody (2008), « Putting Consumers to Work: `Co-Creation` and New Marketing Govern-Mentality, » Journal of Consumer Culture, 8 (2), 163-96. doi: 10.1177/1469540508090089
Photo : Pey09 via Wikimedia Commons