Jusqu’aux années 1930, le capitalisme industriel était basé sur l’exploitation éhontée de la classe ouvrière. Les capitalistes s’appropriaient presque tous les fruits du travail et, par-dessus le marché, se dégageaient du temps de loisir. Mais, après la crise de 1929, même le plus stupide des bourgeois a dû se rendre à l’évidence : le système était voué à l’effondrement, pour des raisons sociales aussi bien qu’économiques. Marx avait raison.
Cependant, le capitalisme a su s’adapter. Pour maintenir la paix sociale, les plus nantis se sont résolus à partager avec la populace non seulement les biens produits, mais aussi du temps (de loisir) dégagé par les gains de productivité. On peut appeler cette stratégie une rétrocession de jouissance (1).
Mais les capitalistes ne sont pas des imbéciles. Ils se sont organisés pour reprendre d’une main ce qu’ils donnaient de l’autre. Il suffisait d’envahir le temps libre rétrocédé… d’activités de consommation! On a donc créé une industrie du loisir (cinéma, musique populaire, tourisme, sport, parc d’attractions, bricolage, etc.).
En fait, c’est le « rêve américain » dans son ensemble qui est devenu synonyme d’occupation des temps libres par la consommation : l’automobile, le centre commercial, la maison de banlieue avec son gazon parfait, etc.
Ainsi, dans l’ancien capitalisme, seul le temps de travail des masses était productif pour le système. En revanche, dans le capitalisme 2.0, le temps libre rétrocédé aux travailleurs allait aussi devenir productif pour le système. La rétrocession de jouissance allait donc régler le plus gros problème économique du système capitaliste au 20e siècle : la surproduction.
Toutefois, puisque la capacité de production augmente plus vite que les désirs de consommation, il fallait stimuler ces désirs. C’est là que le sexe entre en scène.
À Pâques 1929, à New York, s’est déroulée une opération de relations publiques qui allait entrer dans l’histoire. Les médias avaient été avertis qu’un défilé aurait lieu sur la 5e Avenue et que de belles jeunes femmes allaient allumer des torches de la liberté. On s’attendait donc qu’elles incarnent des statues de la Liberté. Au lieu de cela, elles se sont mises à fumer.
En effet, les fabricants de cigarettes ne toléraient plus que la moitié de l’humanité, en l’occurrence les femmes, ne fume pas. À l’époque, seules les prostituées avaient ce privilège.
Mais, après tout, pourquoi toutes les femmes n’auraient pas le droit de fumer? L’idée, derrière cette opération de relations publiques, était d’associer le fait de fumer à l’émancipation des femmes. Mais d’où est venue cette idée et comment cela a-t-il pu fonctionner?
Il se trouve que le spécialiste des relations publiques qui a monté cette opération, un dénommé Edward Bernays, était le neveu de… Freud. Suivant les théories de son oncle, il est parti de l’idée que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir du mâle. Ainsi, pour les femmes, fumer pouvait aisément être confondu avec une appropriation du pouvoir masculin. Elles allaient enfin pouvoir dérober aux hommes leur petit phallus portatif.
Nous sommes, dès lors, entrés dans une « ère perverse-puritaine », où les produits de consommation sont devenus des moyens de sublimer ses pulsions sexuelles. Ainsi, le niveau de consommation stratosphérique aux États-Unis pourrait s’expliquer en partie par son puritanisme, avec ce qu’il implique de répression et donc de sublimation.
Presque n’importe quoi peut être vendu selon cette logique. On peut mettre une pin-up dans une position suggestive pour érotiser n’importe quel objet, par exemple un outil, que ce soit dans ce sens ou dans ce sens. C’est donc peut-être « la pin-up, avec sa cervelle de moineau, qui a sauvé le capitalisme ».
Marx doit se retourner dans sa tombe.
(1) Dufour, Dany-Robert. 2014. « Le tournant libidinal du capitalisme ». Revue du MAUSS, vol. 44, no 2, p. 27-46. Doi : 10.3917/rdm.044.0027
Photo : [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr