Las de tenter de réduire leur empreinte écologique, certains consommateurs cherchent désormais à réduire leur empreinte… esclavagiste. Pour ce faire, ils peuvent compter sur le site Slaveryfootprint.org. Après une poussée d’adrénaline (« Quoi? Des esclaves travaillent pour moi? ») et de culpabilité, les visiteurs sont invités à prendre part à un sondage dont les résultats permettent de mesurer cette empreinte esclavagiste. L’objectif est de susciter une prise de conscience et un changement de comportement de consommation, afin d’éradiquer l’esclavage contemporain.
Cependant, l’enfer étant pavé de bonnes intentions, un tel site implique une dichotomie trompeuse : d’un côté, un esclavage contemporain, clairement identifiable, et, de l’autre, le libre travail, tout aussi clairement identifiable (1). Cette affligeante simplicité intellectuelle permet à des consommateurs nantis de se sentir un peu moins coupables en boycottant quelques compagnies et quelques produits. Et il se dégage l’impression qu’en faisant un choix de consommation éclairé, on peut réduire, et ultimement éradiquer, l’exploitation et la violence dans les rapports de production.
Or, on peut considérer qu’il n’y a pas de travail libre. Pour Marx, le travailleur, qui n’a rien d’autre que sa force de travail à vendre, est forcé d’entrer sur le marché du travail pour subvenir à ses besoins. En outre, il doit consentir un prêt de sa force de travail au capitaliste, puisqu’il est payé après avoir travaillé. Il consent même un prêt à long terme, risqué, lorsqu’il « investit » dans sa formation.
Si le salariat n’est pas du travail libre, on peut tout de même se demander à partir de quand un travailleur est un esclave. Les employés d’ateliers d’exploitation (sweatshops) sont-ils des esclaves? Pas pour le site Slaveryfootprint.org. Dans sa vision du monde, la notion – ignoble – de possession d’un être humain occulte celle, beaucoup plus répandue, d’exploitation. En effet, cette dernière est trop complexe et trop subversive pour des consommateurs occidentaux en quête de confort intellectuel. En effet, à partir de quelle condition de travail peut-on parler d’exploitation? Ne pas se poser la question permet d’aller sereinement une semaine dans le Sud pour à peine plus de 1000 $.
Esclave, moi non plus
Mais au fond, qu’est-ce qu’un esclave? Quelqu’un qui n’est pas payé? Mais il est forcément nourri et logé. Il reçoit donc une forme de paye minimale, mais pas sous forme d’argent. Donc, un esclave est un travailleur qui ne peut pas consommer. De là à dire qu’un travailleur est un esclave libre de consommer…
En fait, à cette rassurante dichotomie travailleur/esclave, il faudrait opposer un continuum d’exploitation et de violence entre une personne entravée par des chaînes, un travailleur d’atelier de misère et un employé de la restauration rapide dans un pays du G7. La violence y est toujours présente, qu’elle soit ouverte ou subtile, physique ou symbolique, individuelle ou collective. Et si l’esclavagiste achète des êtres humains, le capitaliste les loue. Et, au bout du compte, par effet de contraste, le salariat est légitimé par l’esclavage.
Slaveryfootprint.org, un site 100 % néolibéral
Mais le soutien du site Slaveryfootprint.org au néolibéralisme ne s’arrête pas là. Pour ses promoteurs, l’esclavage contemporain est une déviation par rapport à la norme, causé par des employeurs peu scrupuleux. Il s’agirait d’un problème de valeurs, c’est-à-dire d’une question psychologique et non systémique. Cette vision occulte le fait que l’exploitation des humains est une caractéristique structurelle du capitalisme. L’accès à des croisières, des produits électroniques et du prêt-à-porter à bas prix par les consommateurs occidentaux n’est rendu possible que parce que des personnes d’autres pays travaillent dans des conditions déplorables.
Le cœur du problème est que le site internet est basé sur une idée centrale de l’idéologie néolibérale selon laquelle on peut changer le monde par la consommation. Cette fumisterie intellectuelle, qui sous-tend toute forme de consommation responsable, a profondément pénétré la psyché des consommateurs. Probablement parce que cette idée, qui attribue un pouvoir important au consommateur, a quelque chose de flatteur. Mais, malheureusement, changer le monde nécessite un engagement en politique, pas des choix de consommation spécifiques.
Cependant, il faut reconnaître certains mérites à Slaveryfootprint.org. Il offre de la déculpabilisation et du confort intellectuel, exactement ce dont a besoin le consommateur contemporain, une fois qu’il est entouré de beaux objets. En outre, pour attirer l’attention, le site utilise un slogan-choc particulièrement accrocheur : « How many slaves work for you? » (2).
Ainsi, si ce site internet ne peut changer le monde, il constitue un excellent exemple pour un cours de marketing.
Photo : Hamza Butt [CC BY 2.0] via flickr
(1) Page, Allison. 2014. « “How many slaves work for you?” Race, new media, and neoliberal consumer activism ». Journal of Consumer Culture, vol. 17, no 1, p. 46-61. doi : https://doi.org/10.1177/1469540514553716
(2) « Combien d’esclaves travaillent pour vous? »