Leçon de libre-échange

IMG_2483BQu’ont en commun Ronald Reagan, George Bush, Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama? Leur soutien indéfectible au libre-échange. Cela explique, en partie, la résilience de cette doctrine économique, dont les inconvénients sont assez évidents (pertes d’emplois, pression sur les salaires, inégalités renforcées, transport accru, etc.) et les avantages douteux (le monde serait-il vraiment pire autrement?). Force est de constater que le libre-échange ne peut se justifier avec des arguments strictement économiques. En fait, les présidents états-uniens justifient la doctrine économique libre-échangiste par une rhétorique qui s’appuie sur des arguments largement non économiques (1).

L’argument le plus lénifiant de ces puissants hommes est le suivant : le développement du libre-échange est inévitable et naturel. Il s’agit d’une conséquence de la mondialisation, laquelle est on ne peut plus inévitable. Qu’on s’en réjouisse ou non, il faut prendre acte des changements du monde et s’organiser en conséquence, sous peine de perdre au vaste jeu de l’économie mondialisée. Cet argument péremptoire a quelque chose de théologique : il y a une force supérieure, non humaine, qui décide et gouverne le monde.

Une autre série d’arguments, beaucoup plus pragmatiques, tournent autour de l’idée que les imperfections du libre-échange (droits des travailleurs, risques pour la santé, contrefaçon, etc.) ne sont pas systémiques. Les présidents états-uniens soulignent que le système de commerce mondial est déjà relativement équitable et sûr, et que les avantages dépassent les inconvénients. Ils font amende honorable en admettant que le système doit être amélioré, tout en laissant entendre que, moyennant de la volonté, tout cela pourrait être formidable dans un avenir proche.

Mais les arguments les plus paradoxaux sont d’ordre moral, une morale culturellement ancrée chez nos voisins du sud. D’abord, le libre-échange permet de trouver de nouveaux débouchés pour les produits états-uniens, d’accéder à de nouveaux consommateurs désireux de consommer de la même manière. Or, dans l’histoire de ce pays, l’expansion géographique vers l’ouest a été un moteur de développement. Comme elle a atteint la limite pacifique, on peut penser que les États-Uniens subliment leur désir expansionniste dans le colonialisme commercial, qui constitue pour eux, au-delà d’une simple nécessité économique, un devoir moral.

En outre, le libre-échange représente une occasion de montrer et renforcer la supériorité technologique et morale des États-Unis, un moyen d’exporter toujours davantage un mode de vie que le reste de la planète envie. Sous-jacent à ce type d’arguments, se trouve l’idée que la libre concurrence mondiale profite aux plus forts, par définition, et que les plus forts sont les États-Uniens (par volonté divine). L’impérialisme socioculturel n’est pas une coquetterie politique, mais un autre devoir moral des États-Uniens.

Le dernier type d’argument d’ordre moral, moins spécifique aux États-Unis, est que le libre-échange permet la liberté de choix sur le marché, la forme suprême de liberté dans un monde néolibéral. Un commerce mondial sans entrave est une corne d’abondance qui permet d’avoir accès à un éventail infini de produits à un prix défiant toute (libre) concurrence. Notons cependant qu’il s’agit d’une forme de liberté fragile puisqu’elle dépend notamment du nombre et de l’accessibilité des produits sur le marché.

En résumé, dans la bouche des présidents états-uniens, le libre-échange est naturel et inévitable, équitable et sûr, et moralement juste. Si ces arguments ont été efficaces pendant 35 ans, il demeure paradoxal d’avoir justifié une doctrine économique par des arguments théologiques, éthiques et moraux, alors que le marché est, par définition, amoral.

L’économie ne peut donc pas être tenue responsable de la résilience du libre-échange. Cette discipline fragile ne peut à elle seule diriger le monde, même si c’est peut-être son ambition. Ronald Reagan, George Bush, Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama l’avaient compris. Mais pas aussi bien que Donald Trump.

Photo : Vincent Desjardins [CC BY 2.0] via flickr

(1) Coskuner-Balli, Gokcen, et Gülnur Tumbat. 2017. « Performative structures, American exceptionalism, and the legitimation of free trade ». Marketing Theory, vol. 17, no 1, p. 31-50. doi : 10.1177/1470593116657919

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