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Ouvriers de GudanesLe métier de professionnel de marketing consiste à créer de la valeur. Traditionnellement, on effectue des études de marché, qui permettent de concevoir un produit qui réponde au besoin des consommateurs, et on communique l’offre par divers moyens. Le consommateur-roi n’a plus qu’à faire son choix. En revanche, le professionnel de marketing est épuisé de faire tout le travail de création de valeur.

Une idée géniale, appelée cocréation de valeur, consiste à refiler une partie du travail de conception au consommateur, mais sans contrepartie pécuniaire. Bref, il s’agit d’exploiter le consommateur.

Par exemple, on est invité à personnaliser des chaussures de sport Nike ou à confectionner une peluche dans une boutique Univers Toutou.

Faire travailler le consommateur n’est certes pas une idée révolutionnaire. Une transaction bancaire ou une réservation en ligne transforme le consommateur en employé ponctuel du fournisseur de service. La cocréation de valeur implique cependant un travail qui n’est plus administratif, mais créatif de la part du consommateur. Le résultat est un produit personnalisé, ayant plus de valeur, pouvant donc être vendu plus cher.

Les économistes seront probablement d’accord sur ce point. La suite du raisonnement ne leur sera en revanche peut-être pas accessible.

Dans la cocréation, le consommateur-producteur est exploité des deux bords (1) : d’une part, il travaille sans être rémunéré et, d’autre part, il paye plus cher pour l’objet qu’il a partiellement conçu.

La compagnie Lego pousse la logique plus loin. Elle offre la possibilité de créer ses propres modèles et de les mettre en commun, et les meilleurs d’entre eux sont à l’origine de nouveaux modèles produits en série. Le créateur est reconnu, mais n’obtient aucune compensation financière. Ainsi, la coopération sociale est exploitée.

Le cas des réseaux sociaux est pire, puisque la valeur est générée presque exclusivement par les utilisateurs. D’un point de vue marxien, la conséquence est évidente : ces sites exproprient le travail intellectuel des masses.

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(1) Zwick, Detlev, Samuel K. Bonsu et Aron Darmody (2008), « Putting Consumers to Work: `Co-Creation` and New Marketing Govern-Mentality, » Journal of Consumer Culture, 8 (2), 163-96. doi: 10.1177/1469540508090089

Photo : Pey09 via Wikimedia Commons

Le goût, arme de distinction massive

ConcertLe sociologue français Pierre Bourdieu nous a légué un puissant arsenal théorique. Grâce à lui, critiquer l’école comme lieu de reproduction des classes sociales est fort aisé. En revanche, montrer que la consommation constitue aussi un lieu de reproduction des classes sociales est assez difficile. Une soirée à l’opéra, ce n’est pas plus cher qu’un concert de Céline Dion.

Essayons quand même.

Examinons les choix d’une catégorie sociale spécifique choisie complètement au hasard : l’intellectuel nanti. Sauf s’il habite sur le Plateau-Mont-Royal, il possède une Volvo défraîchie. Cela communique un raffinement discrètement ostentatoire et un certain détachement des choses matérielles. Il pratique des activités qui favorisent la découverte et la contemplation : la marche, la course (peut-être avec des chaussures minimalistes), le vélo ou le ski de fond. Quant à la consommation culturelle, l’éclectisme réfléchi est de mise. King Crimson côtoie Pierre Boulez.

Personne ne peut s’affranchir des codes de la société de consommation, puisqu’ils sont décodés par les autres. Ni les punks, ni les bourgeois bohèmes, ni les experts de la consommation. On peut seulement en prendre acte et jouer avec. C’est ce que nous faisons, tous, quotidiennement, plus ou moins consciemment.

Cependant, ce jeu de codes n’est pas anodin. Les significations sous-jacentes à toute activité de consommation permettent leur hiérarchisation. Dès lors, ces activités constituent un lieu de reproduction des classes sociales (1).

En effet, selon Pierre Bourdieu, la vie sociale est organisée en champs, relativement indépendants les uns des autres, et ayant chacun une logique interne propre. Dans chacun de ces champs ont lieu des relations de pouvoir. Dans le champ de la consommation, un enjeu fondamental est la hiérarchisation des pratiques et des goûts.

Ceux d’entre nous qui apprécient Céline Dion apprécient probablement peu l’opéra. Mais ils ne contestent pas que l’opéra se situe au sommet de la hiérarchie des pratiques culturelles. En fait, la majorité de la société considère que cette hiérarchie est naturelle.

En réalité, cette hiérarchie est arbitraire et permet aux classes cultivées de maintenir une hégémonie culturelle. En effet, les activités culturelles se situant au sommet de la hiérarchie exigent un apprentissage pour être appréciées. Elles sont donc peu accessibles intellectuellement, même si elles le sont physiquement et financièrement.

L’argent n’est pas la seule arme sociale. Le goût est une manière beaucoup plus sûre de se distinguer, y compris dans le marché de masse.

(1) Holt, Douglas B. (1998), « Does Cultural Capital Structure American Consumption?, » Journal of Consumer Research, 25 (1), 1-25. doi: 10.1086/209523

Photo : Ayaaa [CC BY-NC-ND 2.0], via flickr

Consommer ou produire

Bureau Philip JohnsonLa consommation est une activité vile. Il s’agit de destruction de ressources, et cela implique peu d’habiletés. Elle est accessible à n’importe quel porteur d’un moyen de paiement. Il n’y a vraiment pas de quoi être fier d’acheter.

Comment parvenir à pratiquer une telle activité dans un minimum de confort psychologique?

Une approche efficace consiste à requalifier la consommation en production. Prenons exemple sur un maître en la matière : l’éminent sociologue américain George Ritzer. Dans une entrevue accordée à une revue scientifique (1), il a été amené à se prononcer sur l’apparente contradiction entre l’abondance dans laquelle il vit et sa critique de la consommation (il est notamment l’auteur de McDonaldization of Society). Ce qu’il a fait de bonne grâce, et avec brio.

Pour le sociologue, acquérir des objets n’est pas une fin en soi, mais un moyen de vivre de la manière qu’il souhaite. Donc, ce n’est pas ce qu’il consomme mais comment il le consomme qui lui permet d’esquiver ses propres critiques.

Par exemple, sa maison dans le Maryland lui permet de profiter de l’extérieur quotidiennement. Sa maison en Floride lui offre le luxe de pratiquer une de ses activités favorites en plein hiver : la marche. Il faut dire que dans le Maryland, en janvier, les températures atteignent le point de congélation.

Mais voici l’argument massue de Ritzer : comme il travaille régulièrement dans l’une ou l’autre de ses trois maisons, celles-ci deviennent un lieu de travail. Impossible alors de lui reprocher d’acheter quoi que ce soit pour se construire un milieu de travail confortable et stimulant.

Tous ceux qui travaillent dans leur foyer disposent là d’une arme rhétorique imparable. Une partie importante de ce qu’ils consomment peut se justifier comme moyen de production. Ils peuvent donc vivre dans un enviable confort psychologique.

Heureusement, une pirouette intellectuelle similaire est à la portée de tous. On n’acquiert pas des objets de consommation, mais des outils du quotidien. Par exemple, une personne s’achète un VUS pour conduire ses enfants à l’école en sécurité. Parce qu’ils le valent bien. Et chaque bordée de neige lui donne raison.

Il est moralement inattaquable de produire ou, plus prosaïquement, d’acquérir des outils du quotidien. Alors, pourquoi se priver de sublimer la consommation par une petite astuce rhétorique? De cette manière, on peut même justifier d’utiliser les revenus issus de ventes de livres qui critiquent la consommation pour consommer davantage.

(1) Dandaneau, Steven P. et Robin M. Dodsworth (2008), « A Consuming Passion: An Interview with George Ritzer, » Consumption, Markets & Culture, 11 (3), 191-201. doi: 10.1080/10253860802190553

Photo: Melody Kramer [CC BY-NC-SA 2.0], via flickr

Narcissisme et consommation

DivanIl n’est pas nécessaire d’avoir réfléchi bien longtemps, ni d’être foncièrement gauchiste, pour comprendre que le bien-être des uns se fait aux dépens de celui des autres. Il n’est pas non plus nécessaire de faire une étude scientifique pour pouvoir affirmer que les 1115 victimes (1) de l’effondrement d’un immeuble abritant des ateliers de confection textile au Bangladesh n’ont pas créé une ruée sur les vêtements made in a rich country.

Comment est-il possible, de nos jours, de continuer à jouir des délices de la consommation, sans que notre plaisir ne soit gâché par la conscience de ses effets négatifs?

On peut répondre à cette question grâce au concept de fétichisme de la marchandise. Selon Karl Marx, dans le système capitaliste, l’objet en vente n’a aucun lien avec son contexte de production. Il a une vie propre et possède des propriétés magiques conférées par le marché. Autrement dit, une fois sur le marché, l’objet devient fétiche.

Cependant, au 21e siècle, il est de plus en plus difficile de faire comme si nous n’étions pas au courant des conditions de production des objets que nous consommons.

Parmi les stratégies psychologiques possibles pour faire face à la situation, au moins une peut être redoutablement efficace. Il s’agit simplement d’attribuer la responsabilité aux pouvoirs publics. Si un mode de production est nocif pour l’environnement ou la santé, il devrait être interdit. Si les salaires sont bas, qu’ils soient relevés. Que les autres pays s’organisent.

Mais cette façon de penser entre en contradiction avec l’opinion répandue selon laquelle un acte d’achat équivaut à un vote. En outre, un sentiment de culpabilité ne peut être complètement mis en échec par un raisonnement rationnel.

Alors, pour tenter d’expliquer notre ignorance volontaire de l’immoralité de nos achats quotidiens, deux chercheurs anglais (2) ont développé une idée provocante. Nous ne consommons pas en dépit des effets négatifs, mais en raison de ces effets négatifs. Notre consommation satisfait notre narcissisme, l’amour de soi aux dépens des autres.

En fait, nous ne nous délectons pas consciemment du fait que ce que nous achetons a été produit par d’autres dans des conditions déplorables. C’est plutôt le délicieux sentiment de nous sentir supérieurs qui nous anime. Ou, plus précisément, celui d’avoir été choisis par le destin pour mener une belle vie.

Néanmoins, l’explication narcissique ne rend pas caduque l’argument fétichiste. Le deuxième soutient le premier. Notre narcissisme est camouflé par la fétichisation de la marchandise. Or, la fétichisation de la marchandise est un mécanisme social. Elle constitue un fondement de la société de consommation. Désapprouvé ailleurs, le narcissisme est permis dans la consommation. Mieux, il est encouragé.

Il faut bien soutenir la croissance économique…

(1) « Le bilan de l’effondrement au Bangladesh passe à 1115 morts, » Le Devoir, 11 mai 2013.

(2) Cluley, Robert et Stephen Dunne (2012), « From Commodity Fetishism to Commodity Narcissism, » Marketing Theory, 12 (3), 251-65. doi: 10.1177/1470593112451395

Photo: Bengt Oberger [CC-BY-3.0], via Wikimedia Commons

Mythologie de marché

CoureursLe métier de gestionnaire de marketing est de plus en plus difficile. Les consommateurs sont plus informés, plus connectés, et donc plus difficiles à berner que jamais. Il faut donc raffiner les techniques. Voici un exemple.

Jusqu’à récemment, les chaussures de course se devaient d’avoir un talon qui amortit le choc lorsque l’on dépose le pied par terre. Ce n’est plus le cas. La tendance serait aux chaussures de sport « minimalistes ». L’incroyable avancée technologique a consisté à supprimer l’amortissement du talon de la chaussure. Alors, comment faire gober cela au consommateur?

Il faut élaborer une mythologie de marché (1). Pour que cela fonctionne, il faut convaincre des leaders d’opinion : des journalistes et, dans ce cas, des sportifs de haut niveau, des responsables d’association sportive et, idéalement, des membres de la communauté scientifique. Lorsque cela fonctionne, lesdits leaders d’opinion reprennent le discours et lui donnent de la résonnance. En comparaison, la publicité est une technique de marketing rudimentaire.

Voici donc ce que l’on peut lire dans l’édition de mars 2012 de la revue Espaces (2) :

Christopher McDougall, journaliste curieux et coureur blessé, enquête sur son mal de pied auprès des Indiens Tarahumara, une tribu mexicaine aux légendaires coureurs de longue distance. De cette quête naît en 2009 le livre Born to Run, dans lequel une étude étonnante révèle que les humains devraient leur survie dans l’évolution à leurs aptitudes pour la course de longue distance. Selon cette étude de Daniel Lieberman, docteur honorifique du département de biologie humaine évolutive de l’Université de Harvard, le corps humain est fait pour courir : la foulée est naturelle et le pied est souple et musclé, avec une densité osseuse saine afin de bien répondre au stress de la course. Mais les traditionnels souliers de course « artificialisent » la foulée et fragilisent le pied, exacerbant le risque de blessures.

La première partie de l’argument s’adresse à nos sentiments d’Occidentaux englués dans la modernité. Comme nous avons l’impression de nous éloigner toujours un peu plus de nos racines, nous sommes séduits par ce qui est authentique. Une tribu autochtone fera l’affaire.

Cependant, puisque nous sommes effectivement pervertis par la modernité, une dose de rationnel est nécessaire. C’est là qu’entre en scène un grand chercheur. Selon l’article, Daniel Lieberman est docteur honorifique en biologie humaine évolutive. Or, un doctorat honorifique est une distinction, et n’atteste d’aucune formation ou compétence. En réalité, ce chercheur est titulaire d’un doctorat en anthropologie (3). Il faut dire que les sciences humaines, ça ne fait pas très sérieux; le vernis scientifique se doit d’être épais.

Finalement, le comble : les traditionnels souliers de course exacerbent le risque de blessures. Donc, l’amortissement au talon, qui nous a été vendu pendant des décennies comme une protection contre les blessures, ne serait pas seulement inutile, mais dangereux?

Ceux qui ont élaboré cette mythologie des chaussures de course minimalistes savent que le consommateur n’aime pas être pris pour un imbécile. Alors il faut tenter de résoudre la contradiction entre l’innovation des années 1970 (ajout d’amortissement) et l’innovation des années 2010 (suppression de l’amortissement).

Voici ce que l’on peut lire dans le même article : « […] tantôt protéger le pied des actions du coureur, tantôt protéger le coureur des caractéristiques du soulier. Le dénominateur commun : la protection. À vous de voir si vous devez protéger vos pieds des souliers ou de votre technique de course! »

Les bonnes vieilles techniques sont toujours utiles. Par exemple, noyer le poisson.

(1) Thompson, Craig J. (2004), « Marketplace Mythology and Discourses of Power, » Journal of Consumer Research, 31 (1), 162-80. doi: 10.1086/383432
(2) http://www.espaces.ca/categorie/conseils/entrainement/article/983-course-minimaliste-mode-ou-revolution
(3) http://www.fas.harvard.edu/~skeleton/pdfs/DELCV_Aug2012.pdf

Photo: Christophe Morisset [CC BY-NC-SA 2.0], via flickr