Le goût, arme de distinction massive

ConcertLe sociologue français Pierre Bourdieu nous a légué un puissant arsenal théorique. Grâce à lui, critiquer l’école comme lieu de reproduction des classes sociales est fort aisé. En revanche, montrer que la consommation constitue aussi un lieu de reproduction des classes sociales est assez difficile. Une soirée à l’opéra, ce n’est pas plus cher qu’un concert de Céline Dion.

Essayons quand même.

Examinons les choix d’une catégorie sociale spécifique choisie complètement au hasard : l’intellectuel nanti. Sauf s’il habite sur le Plateau-Mont-Royal, il possède une Volvo défraîchie. Cela communique un raffinement discrètement ostentatoire et un certain détachement des choses matérielles. Il pratique des activités qui favorisent la découverte et la contemplation : la marche, la course (peut-être avec des chaussures minimalistes), le vélo ou le ski de fond. Quant à la consommation culturelle, l’éclectisme réfléchi est de mise. King Crimson côtoie Pierre Boulez.

Personne ne peut s’affranchir des codes de la société de consommation, puisqu’ils sont décodés par les autres. Ni les punks, ni les bourgeois bohèmes, ni les experts de la consommation. On peut seulement en prendre acte et jouer avec. C’est ce que nous faisons, tous, quotidiennement, plus ou moins consciemment.

Cependant, ce jeu de codes n’est pas anodin. Les significations sous-jacentes à toute activité de consommation permettent leur hiérarchisation. Dès lors, ces activités constituent un lieu de reproduction des classes sociales (1).

En effet, selon Pierre Bourdieu, la vie sociale est organisée en champs, relativement indépendants les uns des autres, et ayant chacun une logique interne propre. Dans chacun de ces champs ont lieu des relations de pouvoir. Dans le champ de la consommation, un enjeu fondamental est la hiérarchisation des pratiques et des goûts.

Ceux d’entre nous qui apprécient Céline Dion apprécient probablement peu l’opéra. Mais ils ne contestent pas que l’opéra se situe au sommet de la hiérarchie des pratiques culturelles. En fait, la majorité de la société considère que cette hiérarchie est naturelle.

En réalité, cette hiérarchie est arbitraire et permet aux classes cultivées de maintenir une hégémonie culturelle. En effet, les activités culturelles se situant au sommet de la hiérarchie exigent un apprentissage pour être appréciées. Elles sont donc peu accessibles intellectuellement, même si elles le sont physiquement et financièrement.

L’argent n’est pas la seule arme sociale. Le goût est une manière beaucoup plus sûre de se distinguer, y compris dans le marché de masse.

(1) Holt, Douglas B. (1998), « Does Cultural Capital Structure American Consumption?, » Journal of Consumer Research, 25 (1), 1-25. doi: 10.1086/209523

Photo : Ayaaa [CC BY-NC-ND 2.0], via flickr

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