Après avoir été lâchement abandonné par l’industrie de la musique dans les années 1980, le disque vinyle a fait un retour remarqué dans les 10 dernières années. Différentes explications ont été données, allant de la nostalgie au fétichisme. Mais, pour bien comprendre le phénomène, il faut d’abord se poser deux questions préliminaires.
Première question : pourquoi le vinyle a-t-il été abandonné par l’industrie? Parce que le CD offre une qualité d’écoute supérieure? Il faudrait être naïf de penser cela. L’industrie de la musique ne cherche pas notre bonheur musical. Le CD a plutôt été une formidable occasion de rééditer un nombre incroyable d’œuvres musicales, et de vendre des lecteurs CD.
Deuxième question : pourquoi la résurgence du vinyle nous étonne-t-elle? Parce que nous sommes persuadés que le passage du vinyle au CD s’est fait dans le strict intérêt des consommateurs. Nous sommes aveuglés par l’idéologie du progrès et celle du libre marché. En fait, nous assumons systématiquement qu’un changement dans le marché est toujours pour le mieux, et que le neuf tue le vieux.
Venons-en à la brûlante question : pourquoi le vinyle, le médium de la musique le plus cher et le moins pratique, résiste et renaît? Les explications ne se trouvent pas dans l’objet, mais dans la façon de se représenter l’objet et de l’utiliser, et dans sa connotation sociale (1). C’est une des choses que les économistes comprennent difficilement.
Les vinyles offrent d’abord une sécurité ontologique, c’est-à-dire qu’il est facile de se représenter ce qu’ils sont, puisqu’on les voit et que l’on peut les toucher. Comme tout objet physique, ils se dégradent avec le temps et demandent de l’attention. Ainsi, le disque vinyle a quelque chose d’humain.
Aussi, le vinyle permet des choses étrangères au fichier MP3. En plus de nous appartenir clairement, ils prennent de la patine, certains sont rares et on peut les collectionner. Ça ressemble à quoi, un fichier MP3 usagé? Y a-t-il des fichiers MP3 difficiles à trouver? Qui collectionne les fichiers MP3?
Ensuite, la façon d’utiliser un vinyle est aux antipodes du fichier MP3. Il exige d’être manipulé avec précaution et, si on n’y prête pas attention, cesse de remplir sa fonction à mi-écoute. L’utilisation du vinyle s’apparente à un rituel qui incite au respect de la musique. Sa pochette, une œuvre d’art à part entière magnifiée par la taille, intensifie l’expérience. Il ne stimule pas seulement l’ouïe, mais aussi la vue et le toucher, et même l’odorat.
En fait, le fichier MP3 est au disque vinyle ce que le centre commercial est au centre-ville : très pratique, mais aseptisé et déshumanisé.
Finalement, le vinyle a une connotation sociale particulière. C’est un produit exclusif parce qu’il est cher, qu’il ne sera plus jamais produit en masse, et qu’il est associé aux univers cool des DJ et de la musique urbaine, et au domaine raffiné du rock progressif. C’est aussi un produit rebelle, qui permet une expérience de la musique radicalement différente de ce qui est offert – et contrôlé – par les plateformes numériques des multinationales.
Fondamentalement, le vinyle est un antidote aux plus tenaces valeurs consuméristes que sont le confort et la performance.
Le vinyle est un objet unique, car il est « exclusif mais pas élitiste, sophistiqué mais pas snob, traditionnel mais pas conservateur, différent mais pas prétentieux ».
Le vinyle exemplifie magistralement l’idée selon laquelle le message, c’est le médium.
Photo : Ian Burt [CC BY 2.0] via flickr
(1) Bartmanski, Dominik et Ian Woodward. 2015. « The vinyl: The analogue medium in the age of digital reproduction ». Journal of Consumer Culture, vol. 15, no 1, p. 3-27. doi : 10.1177/1469540513488403
Pour aller plus loin sur la nostalgie dans la musique populaire, voir ma thèse de doctorat.