J’ai tué mon iPhone

Téléphone briséQui n’a jamais souhaité que son réfrigérateur, sa laveuse ou son téléphone se brise afin d’avoir une bonne raison d’acheter un modèle plus récent? Il faut dire qu’au 21e siècle, la morale écologiste s’est ajoutée à la morale judéo-chrétienne pour gâcher notre plaisir de consommer. Et ce n’est pas tout : il faut aussi avoir l’air rationnel dans nos décisions d’achats.

Et dire que les bébé-boumeurs pouvaient acheter n’importe quoi en ayant l’impression de faire un acte civique, bon pour l’économie et donc la société. C’est trop injuste! Le party est terminé et beaucoup d’entre nous n’y ont pas pris part.

Aujourd’hui, nous sommes condamnés à justifier chacun de nos achats, à soi ou aux autres. Mais comment justifier d’acquérir la nouvelle version d’un produit alors que celle que l’on possède déjà est encore fonctionnelle?

C’est là que le bris de produit constitue un évènement salutaire qui permet de maquiller un « je veux » en « j’ai besoin ». Il permet d’éviter l’apparence de gaspillage, double faute morale et rationnelle. Et il nous dispense d’un exercice de haute voltige rhétorique entre la logique amorale du marché et la nécessaire moralité de toutes les autres sphères de nos vies.

Alors, oui, on peut attendre le bris d’un produit que l’on possède comme une délivrance. Mieux, une étude a montré que nous pouvons avoir tendance à être négligents vis-à-vis d’un objet en notre possession, lorsque nous avons connaissance qu’il en existe une nouvelle version. D’ailleurs, les gens ont moins tendance à signaler la perte ou le vol de leur iPhone (sur le site IMEI Detective) lorsqu’un nouveau modèle est sur le point ou vient d’être mis sur le marché (1).

Pourquoi adoptons-nous un tel comportement? C’est que le bris ou la perte d’un objet que nous souhaitons remplacer permet de réduire les coûts psychologiques associés à tout achat, qui s’ajoutent aux coûts financiers. On évite la culpabilité. Et on risque moins de se sentir et d’apparaître irrationnel d’avoir fait un achat « inutile ».

Il demeure toutefois paradoxal, pour avoir l’air rationnel, d’adopter un comportement irrationnel, en l’occurrence d’être négligent avec un objet en notre possession dans l’espoir qu’il se brise. C’est probablement pour cela que l’étude en référence a montré qu’un tel comportement peut être inconscient. Il peut aussi être conscient, il suffit de faire fonctionner notre mémoire de manière sélective, un phénomène psychologique largement documenté.

Notons tout de même que, pour atteindre l’objectif de justifier un achat inutile, sans avoir l’air de gaspiller, ni d’être irrationnel, ni de se sentir trop coupable, il existe d’autres stratégies, comme donner ou vendre l’objet devenu indésirable. Pour atténuer notre conflit mental, nous pouvons aussi, a posteriori, augmenter sa valeur perçue à nos propres yeux, en nous émerveillant de toutes les nouvelles fonctionnalités, même celles d’intérêt douteux, dont nous n’avions pas connaissance avant l’achat. Une autre stratégie est de vanter notre nouvelle acquisition à nos proches, de leur « vendre » discursivement. Qui n’a jamais vu quelqu’un, l’œil pétillant, parler de son nouvel objet?

On peut ainsi voir l’obsolescence planifiée, où le produit se brise de lui-même, comme une aide psychologique salvatrice pour le consommateur désirant. Les fabricants des produits conçus pour se briser rapidement sont peut-être finalement bienveillants, puisqu’ils réduisent le coût psychologique de l’achat de mise à niveau, tout en nous dispensant de devoir être négligent.

Vu sous cet angle, la récupération, le recyclage, le don et la revente ont un effet commun avec l’obsolescence planifiée, soit de diminuer le conflit mental et la culpabilité du consommateur, et d’encourager à consommer.

Tout cela nous montre à quel point, pris entre, d’une part, le racolage permanent de la société de consommation et, d’autre part, les morales judéo-chrétiennes et écologistes ainsi que l’impératif de rationalité, nous sommes tous condamnés à être névrosés.

Photo : Andrew Mager [CC BY-SA 2.0] via flickr

(1) Bellezza, S., Ackerman, J.M. et Gino, F. (2017). “Be Careless with That!” Availability of Product Upgrades Increases Cavalier Behavior Toward Possessions. Journal of Marketing Research, 54 : 768-784. doi : 10.1509/jmr.15.0131

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