Fidèle ou infidèle?

36 - Mauvaise hummeur« Air Miles? » C’était les seuls mots que m’adressait la même caissière du supermarché de Toronto où j’allais régulièrement. J’arrivais de ma France natale et j’ai cru un moment que ça voulait dire « bonjour » en ontarien. Mais, prudent, je n’ai jamais utilisé cette expression pour saluer qui que ce soit.

J’ai fini par comprendre que la dame me demandait d’être fidèle. Depuis, je me fais souvent demander cela par des inconnues. Je réponds toujours non, instinctivement. J’ai toujours refusé de signer les papiers.

Mais c’est quand on prend le temps d’y penser sérieusement que les programmes de fidélisation apparaissent réellement douteux. En fait, ils sont pétris de contradictions (1).

Fondamentalement, l’idée même de fidélité dans le marché va à l’encontre du principe de saine concurrence. Et elle réduit notre liberté d’aller voir ailleurs et de vivre de nouvelles expériences.

Par ailleurs, dans le monde marchand, la fidélité est purement instrumentale : je suis fidèle pour avoir des cadeaux. C’est fort différent de la fidélité dans la vie quotidienne. Il y a certes des intérêts égoïstes à être fidèle, mais ils sont abstraits, à long terme. La vraie fidélité n’a pas beaucoup d’intérêts immédiats.

Finalement, les programmes de fidélisation veulent nous faire sentir spéciaux. Or, on s’aperçoit, après l’adhésion, que tout est automatisé. Humainement, il ne reste que le rassurant ralliement au cri de reconnaissance des gens fidèles (« AIR MILES »).

Mais ces contradictions théoriques ne sont pas vraiment problématiques. Le problème fondamental est qu’il y a un prix à payer pour adhérer à ces programmes de fidélisation, mais pas celui que l’on pense.

Posséder des cartes de fidélité implique de divulguer de l’information sociodémographique, au moment de l’adhésion, mais aussi de l’information comportementale, à chaque utilisation de la carte. Comme c’est un peu de notre intimité que nous offrons, la question de la sécurité des données nous préoccupe.

Mais on le fait quand même, sans trop penser aux risques. Il est vrai que dévoiler son intimité pour gagner de l’argent est vieux comme le monde.

Le problème fondamental est ailleurs.

En offrant nos informations aux entreprises privées, nous leur permettons de rendre leurs techniques de marketing plus efficaces envers nous. Elles disent que cela leur permet de formuler des offres qui correspondent mieux à nos besoins. Alors beaucoup acquiescent.

Le problème est que nous surestimons notre capacité à résister à la tentation. Nous sommes convaincus de pouvoir toujours faire des choix dans notre meilleur intérêt. Nous croyons dur comme fer à notre libre arbitre, puisque tout le monde y croit, puisque tout le monde veut y croire, parce que c’est bon d’y croire.

Or, si nous sommes plus souvent sollicités, et par des offres conçues expressément pour nous, nous devons plus souvent renoncer à des choses que nous aimerions vraiment acheter. Ça donne davantage l’impression d’avoir notre libre arbitre, tout en faisant augmenter notre frustration et donc notre envie. Bref, c’est bon pour l’économie.

Moralité : accepter d’être fidèle fait augmenter la frustration et l’envie.

Malheureusement, à ces raisonnements abstraits d’intellectuel patenté, les cartes de fidélité opposent des cadeaux concrets. C’est bien difficile d’y résister.

Les professionnels du marketing le savent bien. Les consommateurs, c’est tous des guidounes.

Photo : Harsh Agrawal, www.chromoz.com [CC BY 2.0] via flickr

(1) El Euch Maalej, Mariem, et Dominique Roux. 2012. « Répertoires de critiques et conflits des mondes : une approche conventionnaliste des programmes de fidélisation ». Recherche et Applications en Marketing, vol. 27, no 4, p. 59-94. doi : 10.1177/076737011202700404

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s