Bullshit

CrèmeLorsque l’on pratique le marketing, il est toujours tentant de mentir. Mais il est plus subtil de « bullshiter ». Voyons trois exemples fictifs (1).

« Burger King vous en donne plus pour votre argent. »

Cette phrase sous-entend « … que les autres concurrents ». Mais, littéralement, la phrase signifie qu’il existe, dans le monde, au moins un restaurant qui nous en donne moins pour notre argent que Burger King.

« Les femmes d’apparence jeune utilisent Oil of Olay. »

Cette phrase implique un lien de cause à effet, mais ne l’affirme pas. Littéralement, la phrase signifie qu’il existe, dans le monde, au moins deux femmes d’apparence jeune qui utilisent Oil of Olay.

« La Camry offre plus d’espace intérieur que la Honda Accord, plus de puissance que la Mazda 6 et plus d’options de série que la Nissan Altima. »

Dans ce cas, on interprète le message de la manière suivante : la Camry est supérieure aux trois concurrentes citées, sur chacun des trois critères. Mais peut-être que la Honda Accord est la plus petite, la Mazda 6 la moins puissante et la Nissan Altima celle qui offre le moins d’options de série. Dans ce cas, la Camry serait la pire des autos citées.

La beauté de la chose est que de tels slogans ne peuvent être qualifiés de mensongers. C’est de la bullshit.

Or, la bullshit est plus dangereuse pour la société que le mensonge, selon Harry Frankfurt, professeur émérite de philosophie à l’Université de Princeton (2).

En effet, le mensonge a une contrepartie, la vérité, qui le rend facile à mettre en échec. Dans le mensonge, le faux est visible à l’aune du vrai.

Par exemple, un professeur de marketing et ex-secrétaire général de HEC Montréal se présente comme titulaire d’un diplôme de Ph. D. (Philosophiæ Doctor), alors qu’il est titulaire d’un diplôme de D.B.A. (Doctor of Business Administration).

La bullshit, elle, n’a pas de contrepartie. Elle joue sur le sous-entendu, sur le fait que l’on cherche à donner un sens à ce que l’on perçoit, sur le peu d’attention que l’on accorde généralement à la publicité. Pour utiliser des grands mots, la bullshit amorce un schéma cognitif qui induit des inférences pragmatiques. Autrement dit, il est difficile d’en saisir le mécanisme, contrairement au mensonge, qui s’oppose à la vérité.

En marketing, la tentation est grande de « bullshiter », d’énoncer des demi-vérités, voire de mentir carrément. Il est vraiment difficile d’y résister.

(1) D’Astous, Alain, Naoufel Daghfous, Pierre Balloffet et Christèle Boulaire (2010), Comportement du consommateur. Montréal : Chenelière Éducation. ISBN : 9782765025405.

(2) Frankfurt, Harry G. (2005), On Bullshit. Princeton, NJ: Princeton University Press. ISBN : 9781400826537. (Voir aussi la vidéo de l’entrevue!) Frankfurt, Harry G. (2006), De l’art de dire des conneries. Paris: Éditions 10/18. ISBN : 2264043326.

Note : Le terme connerie ne rendant pas pleinement justice au concept de bullshit, j’ai choisi, par facilité, d’utiliser un anglicisme. Pour une fois que les Français s’abstenaient d’utiliser un anglicisme!

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L’insécurité du consommateur

BarbecueUne excellente façon de vendre plus est de créer de l’insécurité chez le consommateur.

Examinons l’exemple de la carte de fidélité Clubcard de Tesco, premier détaillant britannique, et de son magazine associé, Tesco Magazine. Ce système sophistiqué d’incitation à la consommation a fait l’objet d’une analyse approfondie dans un article scientifique primé (1).

L’idée n’est pas simplement de nous inciter à l’achat, mais de nous inciter à réfléchir à nos activités quotidiennes, qui constituent chacune des occasions de consommer.

Prenons l’exemple d’une activité courante : le barbecue. Nous souhaitons chaque fois en faire un succès, afin de passer un bon moment en famille ou entre amis. Mais, pour ce faire, les utilisateurs de la Clubcard ont une arme secrète : le Tesco Magazine, qu’ils reçoivent gratuitement.

Dans cette publication, des conseils d’experts sont reliés à des suggestions d’achats de produits et à des bons de réduction correspondants. Il y a quatre éditions : familles, jeunes adultes, adultes et plus de 60 ans. En outre, comme Tesco connaît les habitudes de chaque individu, il peut offrir des bons de réduction très ciblés. Par exemple, on proposera des produits préemballés à celui qui a l’habitude d’acheter des produits préemballés.

Cependant, ce type de magazine n’est généralement pas une simple publicité déguisée. Il offre des articles qui approfondissent des sujets relatifs à nos activités quotidiennes, pour nous inciter à la réflexion.

Une telle stratégie a deux avantages. Premièrement, elle nous donne l’impression que nous choisissons en toute liberté ce que nous achetons. Deuxièmement, cela nous incite à évaluer notre performance au regard d’une norme, ce qui crée de l’insécurité et nous rend vulnérables à la suggestion d’achat.

Alors, suis-je un bon organisateur de barbecue? Qu’est-ce que je devrais acheter de plus, ou de différent, pour réussir encore mieux?

Le principe sous-jacent est qu’exercer son libre choix crée de l’angoisse. Eh oui! les chercheurs en marketing lisent Sartre.

Heureusement, le Tesco Magazine permet de diminuer l’angoisse qu’il a lui-même créée. Il offre un lien direct entre des conseils d’experts et des produits disponibles dans les magasins du détaillant. Il suggère des styles de vie, que chacun peut adapter à sa manière, en magasinant chez Tesco. Tout à fait librement, bien entendu.

Ainsi, nous voulons être libres de choisir, mais nous avons besoin de nous raccrocher à des sources sûres pour faire nos choix de consommation. Nous voulons être auteurs de notre existence, mais nous avons besoin d’auteurs fantômes.

(1) Beckett, Antony (2012), « Governing the consumer: technologies of consumption, » Consumption, Markets & Culture, 15 (1), 1-18. doi: 10.1080/10253866.2011.604495

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Démocratie sadomasochiste

13 Noël sado masoAngie est une états-unienne de 30 ans, titulaire d’un diplôme universitaire, mariée, avec une fille de deux ans, et gagne 50 000 $ par année. Voici comment elle justifie le montant élevé de ses dettes à la consommation, qui ont fortement augmenté au moment de son déménagement dans son nouveau quartier :

« Je me suis dit “Bon, on ne peut pas emménager avec ces meubles” et on a acheté tous ces meubles neufs, sinon j’aurais été mal à l’aise que des gens rentrent dans ma maison. Des gens comme nous ne devraient pas vivre ici sans jouer le jeu. Vous savez, il y a certains types de règles à suivre, alors on a acheté les meubles avec la carte de crédit. Et ensuite il y a eu la fourgonnette; c’est l’auto à avoir avec un bébé. Je ne sais pas trop si on essaie de faire mieux que nos voisins. » (1)

Il est sidérant de voir la lucidité de cette consommatrice. Elle décrit clairement le plus puissant mécanisme de la société de consommation : la pression sociale. Beaucoup plus subtile que la publicité, la pression sociale n’est pas née avec la société de consommation, mais elle la sert copieusement. Comme la culpabilité pour la religion catholique.

Cependant, cette citation est très inquiétante. La clairvoyance n’empêche pas de se plier totalement aux diktats de la société de consommation.

La pression sociale est en effet très puissante. Son efficacité vient en partie de son aspect démocratique : nous sommes tous consentants, victimes et bourreaux, à tour de rôle.

Par exemple, dans mon salon trône encore un téléviseur xxe siècle. L’énormité de la chose est susceptible de susciter le ricanement de ceux qui entrent chez moi. Mais, à mon grand étonnement, cela ne s’est pas encore produit devant moi.

Néanmoins, ma posture intellectuelle ne m’empêche pas d’être bourreau à mes heures. Par exemple, j’ai été assez imbécile pour acheter un vélo très cher. Je ne me suis donc pas privé d’être condescendant vis-à-vis des pauvres cyclistes ordinaires (très discrètement, bien entendu).

Force est de constater que, chaque fois que quelqu’un acquiert un nouvel objet, il ne peut s’empêcher de le vendre à son entourage, discursivement parlant. Ça améliore la vie! On en a besoin! Il faut savoir se faire plaisir! On travaille fort! On le mérite!

Mais il est paradoxal d’inciter l’autre à nous rattraper dans la compétition sociale de la consommation. Il s’agit en fait d’un sadisme bien ordonné, où on fait sentir à l’autre qu’il est en train de rater le train du progrès.

La deuxième raison de cette pratique sadique généralisée pourrait être qu’à chaque achat de gadget, la quasi-inutilité de la chose remonte à notre conscience. Et si nos proches n’acquièrent pas bientôt un objet comparable (mais un peu plus bas de gamme, s’il vous plaît), cela confirme notre pressentiment. On est un acheteur compulsif, un consommateur irresponsable, un être raté qui place la vile consommation au cœur de sa vie. Alors il est urgent d’être imbéciles tous ensemble.

Si on est en retard sur la consommation des autres, on est victime; si on est en avance, on est bourreau. La consommation est une activité sadomasochiste.

(1) Bernthal, Matthew J., David Crockett et Randall L. Rose (2005), « Credit Cards as Lifestyle Facilitators », Journal of Consumer Research, 32(1), 130-145. doi: 10.1086/429605 (traduction libre)

Photo : David Kent [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr

L’intellectuel et la consommation de masse

12- JauneCritiquer la société de consommation revient quasi inévitablement à critiquer la consommation des autres. C’est ce que fait le sociologue américain George Ritzer, auteur de best-sellers comme McDonaldization of Society. En entrevue, il a d’ailleurs déjà avoué crier fréquemment contre des conducteurs de Cadillac Escalade (1).

Ce que Ritzer constate dans ses recherches, c’est que les gens en veulent toujours plus. Ceux qui le peuvent s’achètent des « McManoir » de plus en plus gros. Les autres se consolent dans l’univers hautement rationalisé de Walmart, McDonald’s, Starbucks et Disney. Et, quel que soit notre revenu, la consommation est devenue centrale dans nos vies.

Comme Ritzer, ceux qui critiquent la société de consommation consomment différemment de la majorité. Soit parce que leur capital culturel (2) est élevé (les intellectuels), soit parce que leurs ressources financières sont limitées (les activistes). En critiquant la consommation de masse, ils critiquent la consommation des autres.

Cependant, si on donnait un salaire de médecin à ces intellectuels et activistes, leur critique de la consommation serait probablement beaucoup plus feutrée. En effet, ils critiquent un système de valeurs qui n’est pas à leur avantage.

Ritzer est un exemple rarissime de critique de la consommation devenu millionnaire. C’est maintenant un exemple rarissime de millionnaire qui critique la consommation. C’est bien compréhensible, puisqu’il en retire des revenus importants. Et heureusement, il arrive à justifier sa consommation pléthorique avec des pirouettes rhétoriques fort habiles.

La plupart des critiques sont persuadés que la consommation constitue un cul-de-sac existentiel. Ils veulent sincèrement aider les autres à donner moins de place à la consommation dans leur vie. Mais, si certaines personnes veulent consommer moins, beaucoup veulent consommer plus. En fait, la consommation ne satisfait pas grand monde, sauf Ritzer.

Le maître de la critique de la société de consommation semble avoir réussi, dans son discours, à donner à la consommation une place secondaire dans sa vie. Comment diable a-t-il réussi là où nous échouons presque tous?

D’abord, en plus d’accorder beaucoup d’importance à sa famille, il a la chance de retirer beaucoup de satisfaction de son travail. Par conséquent, il en recherche moins dans la consommation.

De plus, Ritzer a été élevé à New York, tout en disposant d’un capital culturel élevé. Il a vécu en contact avec la richesse culturelle d’une métropole vibrante, et avait les moyens d’en profiter. Il a développé un goût pour des choses riches de sens, comme l’architecture, et a goûté à l’expérience humaine des commerces indépendants. Il sait très bien ce que ses concitoyens manquent.

Mais Ritzer sait aussi qu’il peut révéler tous ses secrets. Il pourra toujours se distinguer de la masse des consommateurs et critiquer leur consommation.

(1) Dandaneau, Steven P. et Robin M. Dodsworth (2008), « A Consuming Passion : An Interview with George Ritzer », Consumption, Markets & Culture, 11(3), 191-201. doi: 10.1080/10253860802190553

(2) Très grossièrement, on pourrait remplacer l’expression « capital culturel » par « éducation ». Pour en savoir plus, voir l’article de Wikipédia sur le capital culturel.

Photo : Racineur [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr

Apple, l’opium du peuple

NewtonQu’est-ce qui est plus bizarre qu’un amateur de produit Apple? Un amateur de produit Apple abandonné.

Le Newton d’Apple a été le premier assistant numérique personnel sur le marché. Lancé en 1993, il a connu des problèmes techniques, a subi la concurrence du Palm Pilot en 1996 et a été retiré du marché en 1998. Par contre, il n’a pas été retiré de la vie des gens. Et, étonnamment, une communauté s’est formée autour de ce produit, le faisant vivre et évoluer pendant des années, jusqu’à y ajouter le sans fil.

S’il est discutable que Steve Jobs soit un prophète, il est indiscutable que le Newtonisme soit devenu une religion. Une « netnographie » (ethnographie sur le net) effectuée dans cette communauté en fait foi (1). Les chercheurs ont utilisé deux forums de discussion comme source de données principale, auxquelles se sont ajoutés des sites Internet personnels des membres de la communauté, des entrevues en profondeur et des observations participantes.

Sans surprise, les utilisateurs du Newton d’Apple d’après 1998 ont été victimes de persécutions de la part de la société. En effet, ils osaient utiliser un produit dépassé et faisaient donc vaciller le dogme du progrès, principe fondamental de la société de consommation. Cependant, les railleurs utilisaient plutôt l’argument facile de l’incompatibilité.

Mais les infidèles sont dans l’erreur. Et il y a tout de même une satisfaction à être martyrisé.

Les membres de la communauté anthropomorphisent leur gadget électronique : ils lui attribuent des qualités humaines. Par exemple, un des membres de la communauté a vécu un incident qui l’a « presque fait mourir » (2) : il a oublié son Newton sur le toit de son auto, a roulé 11 km, « ses petits pieds s’accrochant à la voiture » avant que l’objet sacré ne chute à 65 km/h. Le propriétaire a remis les morceaux ensemble et le miracle s’est produit : il fonctionnait encore parfaitement. En fait, cet objet est doué d’intentionnalité : « C’est presque comme si le Newton savait l’importance de ses différentes pièces. »

Le miracle est chose courante dans la religion newtoniste. Dans la section de l’un des forums de discussion intitulée « Un autre miracle de batterie », un membre de la communauté a expliqué avec moult détails comment il a redonné vie à sa batterie. Il termine son texte par : « On dirait que c’est un autre miracle de batterie Newton! 🙂 Gardez la foi. » Un autre s’exclame : « Oui, (…) il est vivant, Alléluia, je crois! » Cependant, ladite résurrection ne va pas sans sacrifice, celui de passer des heures à brancher et débrancher la batterie.

Bien entendu, une religion a besoin du mal. Chez les Newtoniens, le diable s’appelle Bill Gates. Avec sa création maléfique « Windoze », il porte l’odieux de l’obsolescence programmée, si ce n’est de la société de consommation, du capitalisme, du libéralisme économique, de la modernité. C’est donc par sa faute que les Newtoniens sont ostracisés par la société.

Notons, en passant, qu’entrer en religion newtonienne a un prix. Profitant du progrès mais répudiant son enfant terrible, l’obsolescence programmée, le technophile rebelle est condamné à la névrose.

Les Newtoniens sont monothéistes, alors que les enthousiastes de la société de consommation sont polythéistes. Le point commun est le fait d’aimer une marque ou un produit. Mais le paroxysme du bizarre, pour ne pas dire du ridicule, est le fait d’aimer aimer un produit ou une marque : « Dans une interview, Bill Gates a dit quelque chose comme tous les utilisateurs de Windoze aiment leur PC et il n’y a personne qui utilise une machine Windoze qui ne l’aimerait pas. ;-). »

Aime ton prochain produit est l’un des 10 commandements de la société de consommation.

(1) Muñiz Jr, Albert M. et Hope Jensen Schau (2005), « Religiosity in the Abandoned Apple Newton Brand Community », Journal of Consumer Research, 31(4), 737-747. doi: 10.1086/426607

(2) Traductions libres de la référence précédente.

Photo : moparx [CC BY-SA 2.0] via flickr

La carte de crédit : provocation perverse

10- Carte de créditForce est de constater que le système de carte de crédit est pervers. La carte de crédit est nécessaire pour les réservations, les paiements en ligne et les achats à l’étranger. Beaucoup sont gratuites, aucune ne fait payer les transactions et le paiement minimum est dangereusement faible. Insérer son petit bout de plastique un peu partout permet d’accumuler des points, mais aussi de bénéficier d’une garantie supplémentaire, d’une assurance, etc. Elle permet même aux jeunes de se constituer un dossier de crédit. La carte de crédit est nécessaire pour devenir un citoyen à part entière.

La carte de crédit permet de dissocier l’acte d’achat de sa conséquence, la diminution du solde de son compte en banque. L’achat d’un produit ou d’un service n’est pas la cause de nos tracas financiers. L’éventuelle frustration se cristallise sur nos cartes de crédit. Elles sont devenues le bouc émissaire inconscient de la société de consommation. D’où l’expression bizarre : « Je paye ma carte. »

La plupart des consommateurs sont d’abord prudents. Alors on leur offre une carte à intérêts réduits pour un certain temps. Puis on augmente le taux. C’est une technique élémentaire de marketing, qui s’appuie sur des connaissances solides en psychologie comportementale : le façonnage de comportement. Ce principe est appliqué par les vendeurs de drogue : la première dose est gratuite, le consommateur s’y habitue et ne peut plus s’en passer. Comme quoi de bonnes techniques de vente peuvent pallier l’absence de publicité.

Dans son versant libérateur (1), la carte de crédit permet de parer à des dépenses imprévues (soins dentaires, bris automobile, etc.). C’est une assurance contre des risques bien réels. Elle permet aussi de saisir des occasions : partir en voyage, acquérir une antiquité, mais surtout profiter des soldes. Dans ce cas, plus on dépense, plus on économise. En fait, la carte de crédit est une assurance de pouvoir maintenir son style de vie.

Mais le dérapage n’est jamais loin. Et, lorsque la dette devient élevée, plusieurs stratégies psychologiques sont utilisées pour y faire face. Par exemple, il est facile de justifier des dépenses faites pour les autres : des cadeaux, bien sûr, mais aussi les dépenses liées à un mariage, une naissance, un décès, etc. En fait, toute dépense correspondant à des obligations sociales s’autojustifie. Et il est plus confortable de se dire qu’une dépense était nécessaire que de penser qu’on vit au-dessus de ses moyens.

Payer un petit peu plus que le minimum permet de se voir comme un bon gestionnaire de dette. Tout comme penser à sa prochaine augmentation de salaire, son retour d’impôt, voire sa prestation d’assurance. D’autres types de stratégies, pas seulement psychologiques, consistent à reporter le solde de cartes de crédit l’une sur l’autre, utiliser d’autres types de crédit ou consolider ses dettes.

Les consommateurs voient ces dernières stratégies comme une prise de pouvoir, une subversion du système à leur avantage. Ce pourrait être réel, si les banquiers étaient des crétins. Or, ce n’est pas le cas. En laissant les consommateurs jouer à l’apprenti financier-sorcier, les institutions financières les laissent s’embourber davantage, tout en leur donnant l’impression de contrôler leur destinée et, bien plus jouissif, de subvertir le système.

La provocation la plus perverse de la société de consommation ne vient pas, n’en déplaise à Baudrillard, de la publicité (2). Elle vient de la carte de crédit.

(1) Bernthal, Matthew J., David Crockett et Randall L. Rose (2005), « Credit Cards as Lifestyle Facilitators », Journal of Consumer Research, 32(1), 130-145. doi: 10.1086/429605

(2) Baudrillard, Jean (1976), L’échange symbolique et la mort, Paris : Gallimard (p. 54).

Photo : Shelly Munkberg [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr

Le bonheur d’acheter moins

Micro-ondesSi magasiner est un plaisir, c’est qu’on a raté sa vie. Par conséquent, pour acheter moins, il faut réussir sa vie. Comme cela n’entre pas dans le thème de ce blogue, on va se limiter aux soins palliatifs. Partons du principe que la consommation est une activité d’occupation du temps libre, sur laquelle nous avons un contrôle relativement élevé.

Le premier truc est de se soustraire le plus possible à la tentation : regarder peu la télévision, couper le son pendant les publicités (ou enregistrer les émissions) et bien entendu fréquenter le moins souvent possible les magasins. Pour y parvenir, il faut occuper son temps libre par autre chose que le magasinage : des activités sociales, sportives ou artistiques. Ou faire l’amour.

Un autre truc fort efficace est de reporter l’achat de l’objet convoité. Ce n’est pas toujours facile, puisque les techniques de marchandisage ont comme objectif de créer un sentiment d’urgence : rabais incroyable, stock de marchandise limité, etc. Pourquoi? Parce que l’on sait qu’un achat reporté a une probabilité non négligeable de ne jamais se produire.

Il est aussi fort utile de réaliser à quel point nous sommes conditionnés à penser en termes d’achat pour répondre à un besoin ou un problème. Le cas le plus évident est celui de l’objet brisé. Or, on peut essayer de le réparer, de le tolérer même s’il n’est pas parfaitement fonctionnel ou, mieux, d’essayer de s’en passer. Le consommateur occidental sous-estime sa capacité à s’adapter à l’inconfort.

J’ai tenté d’appliquer cette idée récemment lorsque le four micro-onde familial a rendu l’âme, c’est-à-dire de ne pas en racheter. Mais l’intellectuel semi-socialement fonctionnel que je suis s’est rapidement fait « péter sa balloune » par le reste de la famille.

Une autre méthode extrêmement efficace, quoique réservée à l’élite des consommateurs, est la consommation imaginaire. Avec beaucoup d’entraînement, ça fonctionne. Par exemple, j’ai conduit toutes sortes de voitures de luxe dans mon réseau neuronique, exempt de nid-de-poule, de cônes orange et de limite de vitesse. Un bonheur total.

En revanche, une méthode qui peut se révéler inefficace est de se fixer un budget pour un achat spécifique. Cela peut avoir l’effet pervers d’augmenter l’attractivité des produits se situant en dessus de la limite fixée et finalement d’augmenter la dépense (1). La nature humaine étant ce qu’elle est, on veut mordre dans le produit défendu.

Finalement, une dernière idée efficace est de penser à ce à quoi on ne pense habituellement pas avant de faire un achat (2). Prenons l’exemple de l’acquisition d’une résidence secondaire. Toutes sortes de coûts financiers et non financiers peuvent transformer un des grands rêves de la société de consommation en quotidien désagréable : dépenses imprévues, durée des trajets, moustiques, vandalisme animal, vol, gel, visite « qui colle », pas d’amis pour les enfants (ou, a contrario, amis qui collent), etc. Sans compter les occasions de faire de vrais voyages fortement réduites.

En fait, le bonheur au quotidien se situerait davantage dans les activités de la journée que dans les conditions de vie générale (y compris avoir un travail très stable). Or, on aurait tendance à voir le futur de manière globale et non en détail. Dit autrement, on est incapable de prévoir correctement le plaisir que va nous apporter un achat. Certes, on peut dire la même chose de faire l’amour. Mais ça ne fait nullement augmenter notre endettement. À moins que… Dans ce cas, il est suggéré de relire ce billet, puisque tous les trucs s’appliquent.

(1) Larson, Jeffrey S., et Ryan Hamilton. 2012. «When Budgeting Backfires: How Self-Imposed Price Restraints Can Increase Spending». Journal of Marketing Research, vol. 49, no 2, p. 218-230. doi: 10.1509/jmr.10.0508

(2) Dunn, Elizabeth W., Daniel T. Gilbert et Timothy D. Wilson. 2011. «If money doesn’t make you happy, then you probably aren’t spending it right». Journal of Consumer Psychology,  vol. 21, no 2, p. 115-125. doi: 10.1016/j.jcps.2011.02.002

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Changer de voiture ou partir en voyage ?

Voisin gonflableL’utilisation de son revenu discrétionnaire engendre souvent des dilemmes. Par exemple, changer de voiture ou partir en voyage? Pour que l’argent fasse le bonheur, il faut partir en voyage. La psychologie sociale nous enseigne en effet qu’il vaut mieux payer pour des services que pour des produits.

La raison principale est que l’expérience subjective du voyage est incomparable avec celle de mon voisin (1). Peut-être est-il allé plus loin, plus longtemps, dans des plus beaux hôtels. Mais l’essentiel du voyage se situe dans les découvertes, les péripéties, les personnes rencontrées, les expériences vécues. Et cela n’est pas proportionnel à la dépense.

En revanche, lorsque mon voisin gonflable aura acheté sa prochaine voiture dans quelques mois, la mienne paraîtra moins belle. La comparaison sera brutale, sans échappatoire.

Mieux : il y a de fortes chances que mon voyage s’embellisse dans ma mémoire. On se rappelle des meilleurs moments, et les problèmes vécus deviennent souvent des histoires à raconter.

De son côté, ma nouvelle voiture dépérira inéluctablement. Très rapidement, elle ne sera plus nouvelle. Et quand l’euphorie des débuts se dissipe, les défauts deviennent apparents… En outre, son usage a peu de chances de produire des histoires intéressantes. Pour cela, au contraire, mieux vaut un bazou!

Par ailleurs, lorsque que j’achète un service, il y a moins de risques que je rumine relativement aux options non choisies. Si j’apprends, après coup, qu’il y avait un meilleur restaurant au même prix, cela me décevra moins que si j’apprends qu’il y avait un meilleur gadget électronique au même prix.

Ajoutons que, pendant l’expérience du restaurant, si la nourriture est décevante, on peut se concentrer sur des objectifs supérieurs, comme avoir une belle conversation, et on pourra rire de l’expérience ensuite. Mais si j’ai fait un mauvais choix dans l’acquisition d’un produit, il sera toujours là pour me le rappeler. Y’a pas de quoi rigoler.

Une autre caractéristique de l’achat de produit rend la chose peu propice au bonheur : on a tendance à rechercher le meilleur produit, alors que l’on recherche habituellement un service simplement satisfaisant. Or, rechercher le meilleur produit augmente l’implication psychologique du consommateur dans la prise de décision, et donc le risque d’inconfort (doute, regret…). Clairement ici, le mieux est l’ennemi du bien.

Finalement, j’échangerais bien ma voiture contre celle de l’un de mes voisins. En revanche, je ne pourrais pas – et je ne voudrais pas – échanger mon expérience contre celle de mon voisin. J’y suis attaché, ça fait partie de moi. Au même titre qu’on n’échangerait pas son enfant accro aux jeux vidéo et médiocre à l’école contre le violoniste et premier de classe du voisin.

Le plaisir issu de l’expérience du voyage est intrinsèque, alors que le plaisir issu de la possession d’une automobile est comparatif.

Les objets divisent les gens. Les expériences rapprochent les gens.

(1) Carter, Travis J. et Thomas Gilovich (2010), « The Relative Relativity of Material and Experiential Purchases, » Journal of Personality & Social Psychology, 98 (1), 146-59. doi: 10.1037/a0017145

Photo : Mark Nye [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr

Du narcissisme à la mégalomanie

iPatenteDans un précédent billet, j’exposais l’idée que nous, consommateurs, sommes narcissiques, voire sadiques. À ce début de liste d’ores et déjà accablante s’ajoute la mégalomanie. Celle-ci peut s’épanouir notamment grâce aux téléphones intelligents et autres tablettes numériques. Ces gadgets permettent d’avoir le monde entier sous la main, littéralement. Ils réagissent à toutes nos caresses, 24 heures par jour. Ils satisfont nos désirs mégalomaniaques d’ubiquité, d’omniscience, d’omnipotence.

Tabler sur la mégalomanie du consommateur est encore plus efficace que sur son narcissisme pour stimuler la consommation. Pourquoi? Parce qu’elle peut être ouvertement encouragée et qu’elle dépend moins du regard des autres.

Premièrement, la mégalomanie est explicitement encouragée dans la société de consommation, alors que le narcissisme l’est implicitement. Le discours publicitaire contemporain est repu de superlatifs, que ce soit en termes de qualité, de quantité, d’espace et de temps (1). Le mot plus est employé de plus en plus. Par exemple, dans une publicité mégalomaniaque de Bell, ce mot magique est employé plus de 25 fois (surlignage ajouté).

La mégalomanie, comme le narcissisme, est en revanche honnie dans les autres sphères de la vie (familiale, professionnelle, religieuse, sociale, politique, etc.). Le consommateur mégalomane se retrouve donc face à lui-même : il doit trouver des « solutions biographiques à des contradictions systémiques ». Pris entre des discours contradictoires, il est condamné à être névrosé.

Deuxièmement, le mégalomane dépend moins du regard des autres que le narcissique. De son côté, le consommateur narcissique achète des outils de séduction pour être aimé : automobiles, vêtements, cosmétiques, etc. Il a profondément besoin du regard des autres, sa stratégie est donc limitée par leur bon-vouloir.

En revanche, le consommateur mégalomane achète des outils de pouvoir pour être craint. Par exemple, il se procurera probablement le dernier téléphone hyper-intelligent iPatente 9. Cet individu cybernétique est informé avant les autres, peut faire des choses de plus que le commun des mortels. Il a certainement une application d’avance…

La force du mégalomane réside dans le fait que la peur (de rater le train du progrès) est plus facile à susciter chez l’autre que l’admiration (d’avoir la bonne voiture ou le bon vêtement). En outre, le pouvoir désiré par le mégalomane lui est conféré directement par l’objet. Le sentiment de puissance est un plaisir solitaire. Le mégalomane, qui caresse frénétiquement son petit rectangle, pratique l’onanisme consommateuriste.

(1) Gottschalk, Simon (2009), « Hypermodern Consumption and Megalomania: Superlatives in Commercials, » Journal of Consumer Culture, 9 (3), 307-327. doi: 10.1177/1469540509341749

Photo : Yutaka Tsutano [CC BY 2.0] via flickr

Grossesse ostentatoire

EnceinteLes femmes enceintes ne sont plus obligées de ressembler à des sacs de patates. Bien. Mais elles peuvent de moins en moins ressembler à des sacs de patates. Alors, s’agit-il d’un progrès pour les femmes ou d’une aubaine pour l’industrie de la mode? Les données d’une étude scientifique récente basée sur des entrevues en profondeur auprès de 15 femmes en fin de première grossesse (1) offre quelques éléments de réponse.

Certes, la tendance à la « glamourisation » de la grossesse permet aux femmes de s’affranchir de l’image asexuée de la femme enceinte, d’avoir davantage de liberté vestimentaire et de ne pas être confinée à la discrétion. Mais le possible n’est pas le réel. En réalité, s’habiller durant la grossesse devient davantage compliqué, frustrant, voire embarrassant.

Premièrement, la tâche est compliquée parce que la structure du marché est inadéquate. Les beaux vêtements de maternité sont coûteux et difficiles à trouver, et l’offre demeure peu variée. Il est impossible pour chacune de trouver son style. Par exemple, l’une des participantes de l’étude n’a pas envie d’être « cute » ; une autre cherche des vêtements pour aller travailler, pas pour courir dans un champ de fleurs. En fait, le marché continue de reproduire la norme traditionnelle, la version asexuée, voire infantilisée, de la féminité lors de la grossesse.

Expertes dans l’art de gérer les impressions sur les autres, les femmes interrogées souhaitent en même temps assurer une continuité identitaire (être toujours la même personne) et afficher clairement leur statut de femme enceinte, pour ne pas donner l’impression d’avoir du surpoids. Or, le marché permet de répondre à la deuxième préoccupation, mais pas à la première.

Deuxièmement, s’habiller durant la grossesse est frustrant, car les femmes s’imposent d’être économes, en raison de la faible durée d’utilisation des vêtements. Les stratégies vont de l’utilisation de vêtements d’occasion à ceux du conjoint, en passant par l’achat chez des détaillants de masse comme Walmart. Tout cela constitue un changement radical des habitudes des femmes de classe moyenne et moyenne-supérieure interrogées.

Une des sources de frustration réside dans le fait que les femmes interrogées ont précédemment développé une expertise pour concilier leurs goûts personnels, les exigences de chacun de leurs rôles dans la société, leur désir de liberté et leur budget, lors de l’achat de vêtements. Or, au fur et à mesure que le corps se transforme, cette expertise devient de moins en moins applicable. Et celles qui réussissent le tour de force de conserver leur style vestimentaire durant la grossesse se trouvent confrontées au paradoxe que l’attention des autres se trouve attirée davantage vers leur statut de femme enceinte que vers les vêtements qui les enveloppent. La tâche se révèle plus ardue, mais l’impact moindre.

Troisièmement, s’habiller durant la grossesse est embarrassant pour certaines, puisque la discrétion devient moins souhaitable. La grossesse peut être vue comme la seule preuve tangible de l’activité sexuelle, et ainsi l’ultime affirmation du statut de femme à part entière. Pour certaines, pouvoir mettre cela en évidence est un élément d’émancipation. Pour d’autres, devoir mettre cela en évidence est une cause d’embarras. La grossesse ostentatoire n’est pas synonyme de liberté.

Le progrès se définit comme un changement vers quelque chose de mieux, ce qui implique un jugement de valeur. Il est indiscutable que le progrès a un prix, mais le coût pour chacune est bien différent. Le progrès pour certaines est une régression pour d’autres. Contrairement aux femmes, l’industrie de la mode ressort 100 % gagnante. La grossesse est de moins en moins une excuse pour ne pas être bien habillée.

Il est difficile aujourd’hui d’être un consommateur libre, davantage d’être une consommatrice libre, et encore davantage d’être une consommatrice enceinte libre.

(1) Ogle, Jennifer Paff, Keila E. Tyner, et Sherry Schofield-Tomschin (2013), « The Role of Maternity Dress Consumption in Shaping the Self and Identity During the Liminal Transition of Pregnancy, » Journal of Consumer Culture, 13 (2), 119-139. doi: 10.1177/1469540513480161

Photo : MestreechCity [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr