La psychanalyse, alliée du libéralisme

35 - BarPourquoi continuons-nous à consommer comme des abrutis? C’est une des grandes questions de notre époque. Si ce n’était qu’un aveuglement volontaire, éclairer les gens pourrait suffire. Mais c’est plutôt un aveuglement involontaire, conséquence d’un processus sociopolitique qui a eu lieu tout au long du 20e siècle, appelé désenchâssement de l’économie (1).

Il s’agit du processus par lequel l’économie est devenue une activité sociale de plus en plus distincte des autres, comme la vie professionnelle, familiale, communautaire, religieuse, etc. En particulier, la consommation (une facette de l’économie), en devenant autonome, a pu s’affranchir des règles morales qui régissent les autres activités sociales.

Par exemple, la consommation est la seule institution sociale qui encourage le narcissisme. En fait, consommer n’est jamais immoral (contraire à la morale), mais toujours amoral (étranger à la morale).

La consommation est donc devenue un party perpétuel, où l’impression de liberté est grande. On ne se soucie que de son propre plaisir, sans penser aux conséquences.

Mais comment en est-on arrivé là? L’une des explications possibles est le développement des études de marché d’inspiration psychanalytique, qui ont connu leur heure de gloire dans les années 1950 et 1960 (2).

En effet, le but de ces études était de révéler les désirs et motivations inconscients des consommateurs, réprimés par les institutions sociales de l’époque. L’objectif ultime était, bien évidemment, de vendre davantage. Mais il fallait faire face à la résistance des consommateurs empêtrés dans la morale religieuse, répressive et inhibitrice.

Pour inciter les gens à jouir de la consommation sans entrave, un mot d’ordre devait être trouvé. Ce fut : « Faites-vous plaisir. » Sur ce point, le libéralisme économique, dont les études de marché sont un outil, a été en symbiose avec la contre-culture hippie des années 1960. Se vautrer dans la consommation est devenu synonyme de libération, d’affranchissement du joug de la religion et des valeurs bourgeoises d’autocontrôle et de discipline.

Consommer étant devenu synonyme de liberté, il n’est pas étonnant que l’on s’y accroche.

Par ailleurs, il est intéressant de constater qu’à cette époque, le débat public tournait autour de la question de savoir si on allait pouvoir manipuler les consommateurs grâce à la psychanalyse. Avec le recul, l’arrivée des concepts freudiens dans le monde marchand a surtout eu comme effet de promouvoir l’idée de la libération de l’individu par la consommation et, par conséquent, le libéralisme économique.

Ainsi, l’application d’une simple technique de marketing (les études de marché d’inspiration psychanalytique) a eu des effets politiques. En faisant le lien entre la psychanalyse et le marché, cette technique a contribué à la libéralisation des mœurs et de l’économie. Rien de moins.

L’un des enjeux politiques majeur du 21e siècle est le ré-enchâssement de l’économie dans la politique et le social. C’est la raison d’être d’organisations comme Greenpeace.

Tant que l’on sera sur le party, ivre de consommer, on ne pourra pas prendre de décisions intelligentes.

Les tenants du libéralisme économique le savent bien. Ils vont continuer à nous droguer à la consommation.

Photo : Nikita Kashner [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr

(1) On dit aussi « désencastrement » (disembedding en anglais). Le terme a été créé par Karl Polanyi dans les années 1940.

(2) Schwarzkopf, Stefan. 2015. « Mobilizing the depths of the market: Motivation research and the making of the disembedded consumer ». Marketing Theory, vol. 15, no 1, p. 39-57. doi : 10.1177/1470593114558531

Greenpeace, championne du marketing

34 - PétroleGreenpeace est une organisation très efficace. Par exemple, elle a réussi à faire annuler le projet de Shell de faire couler la plateforme de stockage de pétrole Brent Spar. C’était en 1995, au large de la Grande-Bretagne. En outre, l’organisation écologiste a fait avancer l’idée du pollueur-payeur, ce qui était loin d’être évident à l’époque.

Il serait naïf de penser que Greenpeace a gagné principalement parce qu’elle avait raison sur le fond. La victoire doit beaucoup à l’application rigoureuse de techniques de marketing. Parmi celles-ci se trouve la diffusion d’un discours bien huilé (1).

Par exemple, l’utilisation de métaphores comme « bombe à retardement » ou « cocktail toxique » a fait mouche. Mais c’est peut-être l’image suivante qui a le plus marqué les esprits : celle du passant qui jette ses détritus sur le sol. Cela sous-entend que Shell a planifié le coulage d’une plateforme de stockage de pétrole de 14 500 tonnes avec la nonchalance de celui qui laisse tomber un papier par terre. Par cette litote, non seulement le projet de Shell est diabolisé, mais la compagnie se trouve ridiculisée.

Au-delà de la stricte rhétorique, une telle image a introduit un aspect moral dans le débat. En effet, pourquoi la compagnie pétrolière aurait le droit de faire ce qui est proscrit au citoyen ordinaire? Sa puissance économique lui donnerait le droit de prendre l’océan pour une poubelle? Par cette image bien choisie, Greenpeace a transformé Shell en profiteur arrogant, voire en délinquant.

Outre un discours finement ciselé, Greenpeace a créé des images percutantes en prenant d’assaut la plateforme. L’opération a été abondamment diffusée par les médias du monde entier. Il s’agit d’un magistral cas de relation publique qu’il faudrait étudier dans tous les programmes de MBA.

Clairement, Greenpeace a terrassé Shell sur le registre de l’émotion, grâce à son discours et à ses images. Mais ce n’était pas très fair play. En effet, le concept d’émotion était totalement inconnu à la pétrolière.

Par contre, il est admirable que Greenpeace ait réussi à ébranler Shell sur son propre terrain, celui des arguments scientifiques et techniques. L’organisation écologiste a critiqué de front « des hypothèses sans fondement, des données insuffisantes et des extrapolations à partir d’études non citées ». Mais c’est un langage imagé, accessible au plus grand nombre, qui a été utilisé. De son côté, Shell était empêtrée dans un langage scientifique et bureaucratique.

Finalement, Greenpeace a gagné parce qu’elle a transformé une dispute strictement technique en débat éminemment politique. Son adversaire voulait contenir la discussion autour de l’analyse des risques. L’organisation écologiste l’a formulé de la manière suivante : « Est-ce que nous voulons que nos océans soient utilisés comme cela? »

Greenpeace agace parce qu’elle politise l’économie. Or, les tenants du libéralisme économique s’attachent à faire croire aux masses que le marché et la consommation, c’est apolitique.

En fin de compte, Greenpeace est une organisation dangereuse. Avec son marketing efficace, elle constitue une menace au développement économique. Tout comme les intellectuels de ce monde.

Photo : Ricardo Mendonça Ferreira [CC BY-NC-SA 2.0] via flickr

(1) Livesey, Sharon M. 2001. « Eco-Identity as Discursive Struggle: Royal Dutch/Shell, Brent Spar, and Nigeria ». Journal of Business Communication, vol. 38, no 1, p. 58-91. doi: 10.1177/002194360103800105

Liberté d’expression consommée

33 - NoisettesLes gestionnaires du marketing de Nutella sont-ils des crétins? Ils ont lancé une campagne intitulée « Dites-le avec Nutella », où les internautes étaient invités à personnaliser une étiquette de pot de Nutella, en écrivant quelque chose à la place du nom de la marque.

Mais, manifestement, Nutella a une conception étroite de la liberté d’expression. Cela est devenu évident lorsque de petits malins ont révélé une longue liste de mots censurés par la compagnie, dont « huile de palme », « orang-outan » et « lesbienne ». Le buzz est allé jusqu’au point où un quotidien français très sérieux s’est amusé à contourner la censure.

Pourtant, tout bon gestionnaire de marque sait qu’inviter ses clients à s’exprimer directement sur un produit est une stratégie risquée. En effet, cela implique de pratiquer la censure, ce qui a de bonnes chances de se savoir. Ainsi, il est de notoriété publique que l’on ne peut faire écrire « sweatshop » (atelier d’exploitation) sur sa paire de Nike personnalisée, ni « gay » sur une canette de Coca-Cola virtuelle (« cock » non plus).

Pour comprendre l’idée derrière cette stratégie, il faut remonter un peu dans le temps.

Jusqu’aux années 1960, la société de consommation était en développement. Puisque les consommateurs ne savaient pas quoi acheter pour être heureux et bien paraître, la publicité le leur indiquait.

Mais, à partir des années 1960, la masse des consommateurs a commencé à saisir les supercheries de la publicité et la vacuité de la consommation. Pour continuer à vendre toujours davantage, il a fallu raffiner les techniques. Par exemple, il est devenu monnaie courante d’associer les produits à des artistes, des sportifs, des événements ou des causes.

Malheureusement, ce parasitage culturel a atteint ses limites, lui aussi. Les gens ont réalisé que la bullshit se substituait au mensonge. Alors, à partir des années 1990, on a commencé à inviter les consommateurs à collaborer activement aux activités de la compagnie. Ce faisant, on les pousse à réfléchir sur leur consommation (1), ce qui est plutôt audacieux lorsque l’on vend un produit inutile, voire nuisible.

Cependant, un consommateur-collaborateur, c’est bien mieux qu’un consommateur tout court. La compagnie peut profiter gratuitement de son travail, par exemple en lançant un concours du meilleur slogan. Mais surtout, l’importance du produit augmente dans la vie du consommateur-collaborateur, puisqu’il y imprègne de l’énergie psychique.

Ainsi, ceux qui personnalisent de bonne foi une étiquette de Nutella lui confèrent une valeur qu’aucun gourou du marketing ne saurait lui donner. En effet, ils y écrivent des mots comme « bisous » ou « maman ». De la sorte, Nutella réussit à canaliser une partie des émotions de ces gentils consommateurs vers le produit et, par le fait même, à renforcer la relation entre l’être humain et sa pâte à tartiner.

Une des délicieuses conséquences de cette stratégie est que Nutella parvient à faire oublier qu’elle est composée à environ 60 % de sucre et de gras.

Il n’y a pas que les gâteaux qui se font fourrer avec du Nutella.

Photo : Andrea Williams [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr

(1) Beckett, Antony, et Ajit Nayak. 2008. « The reflexive consumer ». Marketing Theory, vol. 8, no 3, p. 299-317. doi: 10.1177/1470593108093558

Plaisirs non coupables

Plaisir coupableManger un morceau de gâteau au chocolat, fumer une cigarette, jouer à la loterie, boire de l’alcool… Autant de plaisirs de la vie qui sont socialement codés comme des vices, du moins au-delà d’une certaine fréquence. Un vice est une activité intrinsèquement gratifiante ayant des conséquences négatives à long terme, mais que l’on poursuit néanmoins consciemment.

Le vice est évidemment réprouvé par la morale judéo-chrétienne, puisqu’il apporte du plaisir. Mais, aujourd’hui, il l’est bien davantage par la morale séculière, qui nous fait sentir coupables si nous ne nous occupons pas consciencieusement de notre santé physique et mentale. Les vertueux ne vont plus à la messe, ils font du jogging régulièrement et mangent du brocoli.

Clairement, au 21e siècle, l’étau éthique se resserre sur le vice. Mais, vicieux de tous les pays, réjouissez-vous. Une étude a montré que le vice peut avoir des effets positifs sur le bien-être psychologique (1).

Cependant, il y a une condition pour que les vertus du vice fassent effet. Il faut se trouver dans une situation où l’on a le sentiment d’avoir peu de contrôle.

Il est vrai qu’habituellement, le sentiment d’avoir du contrôle sur sa vie a des conséquences psychologiques positives. On préfère avoir l’impression de choisir par soi-même que de se faire imposer des choses.

Mais ces deux choses a priori négatives, le vice et la perte de contrôle, peuvent produire quelque chose de positif. C’est comme en mathématique : moins par moins, ça fait plus.

En effet, le vice induit la culpabilité, puisque l’on a généralement conscience de ses effets négatifs à long terme. Et, bien qu’elle ne réduise pas le plaisir associé au vice, la culpabilité consomme de l’énergie mentale, ce qui diminue nos capacités, et notamment celle de nous sentir bien.

Or, le sentiment d’avoir peu de contrôle sur une situation diminue la culpabilité associée et augmente donc le bien-être mental et physique produit par le vice.

Par exemple, dans un party, grignoter salé et boire de l’alcool sont généralement la norme. La pression sociale et le contexte entravent la capacité d’agir de chacun, ce qui diminue le risque de se sentir coupable, et cela laisse libre cours au plaisir. Le party « pogne » lorsque la majorité des gens sont concentrés sur le moment présent et ne pensent pas aux conséquences.

Alors, c’est le moment d’en profiter pour boire, fumer, se goinfrer, etc.

En fait, perdre le contrôle sert le vice.

(1) Chen, Fangyuan, et Jaideep Sengupta. 2014. « Forced to Be Bad: The Positive Impact of Low-Autonomy Vice Consumption on Consumer Vitality ». Journal of Consumer Research, vol. 41, no 4, p. 1089-1107. doi : 10.1086/678321

Photo : Jamie Davies [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr.

Grosse Corvette, petite…

Hummer roseLa consommation est une activité géniale. Elle permet notamment de compenser pour nos frustrations, et même pour les menaces à notre amour propre. Il y a d’autres façons de compenser : se plonger dans le travail, se noyer dans la religion, se défoncer dans le sport. Mais consommer est la méthode qui demande le moins d’effort, ou plutôt un effort pelleté dans la cour de la carte de crédit.

Mais attention, ce n’est pas toujours une bonne stratégie, surtout lorsque nous tentons de compenser dans la même sphère de notre vie qui pose problème. Par exemple, si quelqu’un dans mon entourage me traite d’inculte, et que cela m’atteint, je pourrais regarnir ma bibliothèque avec, par exemple, les Nourritures terrestres de Gide ou Crime et châtiment de Dostoïevski. A priori, c’est plus logique que d’inviter des amis à souper pour se mettre du baume au cœur.

Le problème est que le simple fait de voir ces livres dans ma bibliothèque, à côté du Guide de l’auto de Duval, risque de me ramener à mon inculture. Je vais probablement ruminer à propos de la question qui fâche, ce qui n’est déjà pas agréable en soi.

Mais le fait de ruminer va me poser d’autres problèmes qui n’apparaîtront pas directement reliés. La rumination consomme de l’énergie, aussi bien intellectuelle qu’émotionnelle. Il restera donc moins d’énergie pour autre chose. Par exemple, dans cet état, on a tendance à moins se contenir devant des friandises (puisque cela demande un effort mental) et même à moins bien réussir un exercice de mathématique (1).

Alors finalement, si quelqu’un me fait sentir inculte, je devrais inviter des amis à souper. L’idée est de renforcer son ego en général.

En fait, si on part du principe que la culture et les relations interpersonnelles sont deux domaines de la vie susceptibles de renforcer l’estime de soi, une menace dans l’un devrait être compensée dans l’autre, pour éviter de ruminer sur le problème de départ, et donc de perdre une partie de ses moyens.

Ainsi, si quelqu’un nous fait sentir que l’on n’a pas beaucoup d’amis, on devrait acheter un livre de Dostoïevski, plutôt que d’essayer de s’en faire des nouveaux.

Mais, si on est inculte et qu’on n’a pas d’amis, ça va être plus difficile.

Finalement, selon cette logique, acheter une grosse voiture pour compenser un petit engin est une relativement bonne stratégie, en tout cas meilleure que d’acheter des condoms XL. Dans ce cas, le Guide de l’auto sera plus utile que les Nourritures terrestres.

(1) Lisjak, Monika, Andrea Bonezzi, K. I. M. Soo et Derek D. Rucker. 2015. « Perils of Compensatory Consumption: Within-Domain Compensation Undermines Subsequent Self-Regulation ». Journal of Consumer Research, vol. 41, no 5, p. 1186-1203. doi : 10.1086/678902

Photo : Pinot Dita [CC BY-NC 2.0] via flickr

La carte de crédit : douleur et plaisir

MenottesOn a tendance à dépenser davantage lorsque l’on paye avec une carte de crédit, plutôt qu’avec de l’argent comptant. En effet, contrairement au sadomasochisme, le « cartedecréditisme » sépare la douleur (le paiement) du plaisir (l’achat). C’est probablement pour cela que le deuxième est beaucoup plus populaire que le premier.

Grâce à la carte de crédit, non seulement on paye plus tard, mais on ne paye plus un produit, on paye sa carte (n’utilise-t-on pas l’expression « je dois payer ma carte » ?). Cette détestable obligation de payer ne gâche pas le plaisir de consommer. Et le compte de la carte devient le bouc émissaire de nos frustrations financières.

En revanche, lorsque l’on paye comptant, la douleur de payer est concomitante au plaisir d’acheter, qui en est d’autant diminué.

La carte de crédit est donc diabolique : non seulement c’est une facilité de paiement, qui permet par exemple de faire face à une urgence, mais elle augmente le plaisir d’acheter, en supprimant momentanément la douleur du paiement.

Avec le temps, l’effet diabolique se renforce. Plus on utilise la carte de crédit, plus on a tendance à associer son utilisation avec de la gratification immédiate. Entre l’achat et la réception du compte de la carte, on profite du produit gratuitement. Ensuite, c’est le banquier qui paye.

C’est sûr que l’on doit finir par payer sa carte. Par contre, l’effort de paiement devient un problème en soi, considérablement dissocié de sa cause, l’achat.

Mais une étude récente a montré que la carte de crédit est encore plus diabolique que cela (1). Il apparaît que le simple fait de penser aux cartes de crédit attire l’attention du consommateur sur les bénéfices du produit. En revanche, penser à de l’argent comptant attire l’attention du consommateur sur les coûts associés au produit. Dit autrement, la carte de crédit provoque une distorsion dans l’évaluation du produit.

Donc, lorsque l’on évalue le coût d’un produit par rapport à ses bénéfices, si on prévoit payer avec une carte de crédit, on a tendance à percevoir davantage les bénéfices, et moins les coûts. Par conséquent, la valeur du produit augmente à nos yeux (puisque valeurbénéfices – coûts), et on est davantage incité à acheter que si l’on prévoit payer comptant.

Il faudrait donc payer comptant le plus souvent possible, si on veut diminuer sa consommation et son endettement. En effet, sortir des billets de banque de son portefeuille pour payer un montant substantiel, ça fait mal.

Cependant, on y prend goût.

(1) Chatterjee, Promothesh, et Randall L. Rose. 2012. « Do Payment Mechanisms Change the Way Consumers Perceive Products? » Journal of Consumer Research, vol. 38, no 6, p. 1129-1139. doi : 10.1086/661730

Photo : Rubén Díaz [CC BY-NC-SA 2.0] via flickr

Nostalgie, argent et rock’n’roll

Rock'n'roll'marchetteUne étude récente a montré quelque chose d’étonnant : lorsque l’on ressent de la nostalgie, on est moins attaché à l’argent (1).

Il faut d’abord préciser que la nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Du 17e siècle jusqu’aux années 1970, elle était considérée comme une maladie. Mais, depuis les années 1980, elle est vue comme une réaction humaine normale. Et, depuis une dizaine d’années, une série de recherches montre l’effet positif de la nostalgie sur le bien-être psychologique. La nostalgie est aujourd’hui considérée comme un sentiment ambivalent, mais principalement positif (2).

Allez savoir pourquoi on n’a pas allumé plus tôt, disons au 18e siècle. Il semble en effet assez évident que, lorsque l’on est nostalgique, c’est par définition d’un passé heureux? Et pourquoi est-ce qu’aimer le passé impliquerait de ne pas aimer le présent (être malheureux) ou ne pas aimer le futur (être pessimiste)?

Avec cette vision positive de la nostalgie, l’idée selon laquelle ressentir de la nostalgie nous aide à nous détacher de l’argent devient plus claire (à condition de ne pas être nostalgique de l’ancienne définition de la nostalgie).

En effet, dans nos souvenirs nostalgiques se trouve notre propre personne en relation avec les autres, de manière proéminente. Donc, ressentir de la nostalgie implique souvent de se remémorer des relations hautement satisfaisantes avec des êtres chers. Ainsi, le sentiment de nostalgie peut s’accompagner du sentiment d’avoir été bien entouré, renforçant notre confiance dans notre capacité d’avoir un bon réseau social, et donc notre motivation pour entrer en relation avec les autres. Ici et maintenant.

Or, le réseau social et l’argent sont des ressources pour l’individu, qui lui permettent de répondre à ses besoins et désirs. Elles ont comme particularité d’être partiellement interchangeables. En effet, l’argent peut compenser pour le manque de réseau social et vice-versa (ex. : déménagement). En fait, l’argent nous rend moins dépendants des autres, et les autres nous rendent moins dépendants de l’argent. On peut même se louer un ami sur rentafriend.com ou acheter des services très personnels.

Donc, si on ressent de la nostalgie, on pense davantage à ses relations sociales et on est moins attaché à l’argent. Il apparaît d’ailleurs que les gens qui ont des relations sociales peu satisfaisantes sont plus avides d’argent.

Mais attention! Puisqu’on est moins attaché à l’argent lorsque l’on est nostalgique, on risque de s’en départir plus facilement. Cela expliquerait partiellement pourquoi les groupes de rock des années 1970 (ex. : The Rolling Stones, Led Zeppelin et même le bassiste de Pink Floyd tout seul) peuvent fixer des prix aussi élevés pour leurs billets de concerts, ces orgies de nostalgie.

(1) Lasaleta, Jannine D., Constantine Sedikides et Kathleen D. Vohs. 2014. « Nostalgia Weakens the Desire for Money ». Journal of Consumer Research, vol. 41, no 3, p. 713‑729. doi : 10.1086/677227

(2) Pour aller plus loin sur le concept de nostalgie, voir ma thèse de doctorat, qui traite aussi de sa récupération commerciale, le rétromarketing (dans le rock’n’roll). En ce qui concerne les raisons du phénomène rétro, voir ce document, qui se trouve être un extrait remanié de ma thèse.

Photo: Götz Keller [CC BY-NC 2.0] via flickr

8 trucs pour consommer heureux

LaveusesComment se rendre heureux en dépensant son argent? Voici huit trucs, issus de dizaines de recherches en psychologie du consommateur (1).

1. Se payer des expériences plutôt que des objets.

Mieux vaut partir en voyage, se payer un restaurant, aller au cinéma qu’acheter une voiture, un réfrigérateur ou un téléviseur. Contrairement aux objets, les expériences sont uniques, généralement partagées avec les autres et difficiles à comparer avec celles du voisin. En plus, le simple fait d’y penser nous rend heureux.

(Plus de détails sur ce point dans Changer de voiture ou partir en voyage?)

2. Se payer plusieurs petits plaisirs plutôt qu’un gros.

Mieux vaut aller faire du ski chaque fin de semaine dans une petite montagne à côté de chez soi qu’une semaine par année dans une grande station de ski. La fréquence des plaisirs est plus importante que l’intensité des plaisirs. D’ailleurs, mieux vaut être en couple que célibataire avec des rencontres occasionnelles.

(Plus de détails sur ce point dans Petit clown)

3. Payer maintenant (à soi-même), acheter plus tard.

Anticiper un achat est une source de bonheur gratuite, dont il ne faut pas se priver. Il se peut même que le plaisir de savourer à l’avance soit supérieur au plaisir de l’achat et de l’utilisation lui-même. En effet, dans notre tête, tout peut être parfait.

4. Ne pas se payer de garantie prolongée ou d’assurance superflue.

Acheter une garantie prolongée, c’est acheter la « paix d’esprit », mais cela fait diminuer notre tolérance à l’incertitude et à la déception, donc augmenter notre anxiété. En effet, moins on expérimente le bris d’objets non assurés, plus on pense que cela pourrait nous pourrir la vie. C’est comme être pris dans un banc de neige et dégainer sa carte CAA : ça rend l’homme moins viril.

5. Ne pas trop magasiner.

Quand nous comparons des produits, notre attention est portée sur ce qui distingue les produits, et non sur ce qui est important pour nous. Par exemple, je magasine une maison. La première a un foyer, la deuxième un spa, et la troisième ni l’un ni l’autre. Si elles ont toutes quatre chambres et deux salles de bain, qu’elles sont en bon état et situées dans le même quartier, peut-être faudrait-il prendre la moins chère, c’est-à-dire ne pas payer (tout de suite) pour des extras.

6. Observer les autres.

Parmi les gens que l’on connaît et qui ont un spa ou une piscine, combien sont vraiment heureux avec? Demander directement, c’est obtenir une réponse qui ne vaut rien. Chercher habilement à le savoir est un meilleur moyen de prévoir si ces objets nous rendront davantage heureux que de poser des questions à un vendeur.

7. Dépenser pour les autres.

Notre bonheur dépend en grande partie de la qualité de nos relations avec les autres, et faire un cadeau à quelqu’un a un effet positif sur la relation. Mais le cadeau devrait être une expérience plutôt qu’un objet (voir le point 1). Nous devrions aussi donner nos objets usagés plutôt que d’essayer de les vendre, et faire des dons à des œuvres de charité.

8. Penser à ce à quoi on ne pense pas.

Chaque fois que le désir d’acheter un chalet s’empare de soi, on devrait penser à ce à quoi on ne pense pas d’habitude avant de faire un tel achat : « dépenses imprévues, durée des trajets, moustiques, vandalisme animal, vol, gel, visite « qui colle », pas d’amis pour les enfants (ou, a contrario, amis qui collent), etc. Sans compter les occasions de faire de vrais voyages fortement réduites » (2).

(1) Dunn, Elizabeth W., Daniel T. Gilbert et Timothy D. Wilson. 2011. « If money doesn’t make you happy, then you probably aren’t spending it right ». Journal of Consumer Psychology, vol. 21, no 2, p. 115-125. doi : 10.1016/j.jcps.2011.02.002

(2) Le bonheur d’acheter moins (Dans ce billet, je propose d’autres trucs, issus de mon expérience et non de la science.)

Photo : SamsungTomorrow [CC BY-NC-SA 2.0] via flickr

Plus heureux en Mercedes qu’en Chevrolet?

Étoile MercedesQuelle est la différence entre rouler en Chevrolet et rouler en Mercedes, lorsque l’on se rend au travail, qu’on va faire l’épicerie, qu’on est en retard ou qu’on est pris dans un banc de neige? Fondamentalement, il n’y en a pas. En fait, dans la vie quotidienne, on n’a pas plus de plaisir à conduire une voiture de luxe qu’une voiture ordinaire (1).

Pourtant, ceux qui ont une voiture ordinaire pensent qu’ils auraient plus de plaisir à conduire une voiture de luxe. Pourquoi? Parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion d’être déçus au volant d’une Mercedes? Non. Ceux qui ont la chance de posséder une voiture de luxe affirment avoir généralement plus de plaisir à conduire que ceux qui se contentent d’une voiture ordinaire…

Alors pourquoi est-on persuadé d’avoir plus de plaisir avec un véhicule de luxe, même si ce n’est pas le cas? En fait, cela dépend où se porte notre attention : sur la voiture ou sur l’expérience de conduite de la voiture. Si je porte mon attention sur la voiture, j’aurai plus de plaisir avec une voiture de luxe. Si je porte mon attention sur l’expérience de conduite, mon plaisir dépendra de beaucoup d’autres choses : de la circulation routière, de la météo, de la raison et des circonstances de mon déplacement, etc.

Or, dans la vie quotidienne, notre attention se porte naturellement sur l’expérience, sur toutes ces choses qui la rendent plus ou moins agréable, et pas principalement sur le véhicule que l’on conduit.

Il y a tout de même un cas où le plaisir de conduire une voiture de luxe est supérieur à celui d’une voiture ordinaire. C’est lorsque l’on roule « juste pour le plaisir ». Parce que, dans ce cas, l’attention se porte sur la voiture elle-même. La question à se poser est donc : à quelle fréquence je roule « juste pour le plaisir » et est-ce que cela vaut la différence de prix?

Mais, même sachant cela, le risque est grand de se laisser tenter par le luxe. Pourquoi? Parce que lorsque l’on magasine des voitures, et surtout lorsque l’on effectue un essai routier, l’attention se porte sur… la voiture! Alors le plaisir sera certainement plus grand lors de l’essai d’une voiture de luxe. C’est un sentiment réel et viscéral, qui a un poids important dans la décision d’achat.

Bien sûr, on n’achète pas une voiture de luxe seulement pour le plaisir de conduire. C’est sûr que l’on est plus hot dans une Mercedes que dans une Chevrolet. Mais on n’est pas plus heureux.

(1) Schwarz, Norbert, et Jing Xu. 2011. « Why don’t we learn from poor choices? The consistency of expectation, choice, and memory clouds the lessons of experience ». Journal of Consumer Psychology, vol. 21, no 2, p. 142-145. doi: 10.1016/j.jcps.2011.02.006

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Acheter un produit Apple ou aller chez le psy?

PsychologueLes acheteurs de produits Apple sont des gens bizarres. Lorsqu’ils ont l’occasion de parler de leur objet chéri à un non-acheteur de produit Apple, leurs yeux pétillent. Certains aiment vraiment leur gadget électronique. C’est incompréhensible pour ceux qui ne vivent que des relations platoniques avec les objets. Mais c’est intriguant, et ça donne presque envie d’essayer.

En tous cas, les plus heureux, ce sont les actionnaires d’Apple. En effet, quand on aime, on ne compte pas. Acheter un câble de 50 cm à 25 $, ça devient normal. On devient fidèle à la marque Apple, de gré ou de force. Mais cela n’empêche pas les heureux propriétaires de produits Apple de laisser les autres toucher et même essayer leur objet chéri. Bref, ils sont fidèles et pas jaloux.

En comparaison, l’amour pour le Costco est beaucoup moins pur. On compte chaque dollar et on va voir ailleurs. Mais, quelle que soit la pureté de nos relations avec les marques, on en vient parfois à s’identifier à elles.

Pour les personnes peu matérialistes, s’attacher à une marque de commerce est peut-être bénin. En revanche, une étude a montré que les personnes matérialistes s’identifient à une marque et à ses utilisateurs en raison de l’anxiété créée par la conscience de sa propre mortalité (1). Ni plus ni moins.

En effet, des études précédentes ont montré que les personnes matérialistes ont des relations interpersonnelles moins satisfaisantes. Or, on sait que les relations interpersonnelles aident à réduire l’anxiété existentielle. Les personnes matérialistes se rapprochent donc de marques, à défaut d’humains, pour gérer leur anxiété reliée à la mort.

Les propriétaires des grandes marques se réjouissent. Les relations créées entre les consommateurs et les marques peuvent avoir les mêmes fonctions que les relations interpersonnelles. Les produits comblent les besoins pratiques et les marques comblent les besoins affectifs. C’est du marketing totalitaire.

Mais bon, tout cela est une question de point de vue. Pour les grandes marques, le matérialisme est une aubaine, au-delà de ce que l’on pouvait imaginer. En revanche, pour les individus, le matérialisme est une tare. Par exemple, les matérialistes réussissent moins bien à l’école.

Ainsi, les matérialistes devraient aller voir un psychologue pour réduire leur anxiété existentielle et régler d’autres problèmes, plutôt que d’acheter des gadgets de marque de luxe.

Mais, comme nous sommes tous plus ou moins matérialistes, nous devrions tous aller voir un spécialiste de la santé mentale. Pour 80 $, une heure chez le psychologue apporte certainement un bien-être plus profond et plus durable qu’un gadget ou un vêtement à prix équivalent.

En plus, aller chez le psychologue, c’est bon pour l’économie! Et c’est local et équitable.

Photo : Drew Leavy [CC BY-NC-ND 2.0] via flickr

(1) Rindfleisch, Aric, James E. Burroughs et Nancy Wong. 2009. « The Safety of Objects: Materialism, Existential Insecurity, and Brand Connection ». Journal of Consumer Research, vol. 36, no 1, p. 1-16. doi : 10.1086/595718